L’allocation ou l’amour au temps des déficits – partie 3/3

Le président Bayrou, élu en 2027, a trouvé une solution « géniale » pour guérir la France de ses crispations identitaires : créer une allocation qui encourage les mariages mixtes. Mais alors que l’endettement du pays s’accroît, une question se pose : l’amour au temps des déficits est-il possible ? 
David Spector propose une redoutable satire, qui tourne en dérision les politiques communautaires, autant que les clivages politiques contemporains. 

Illustration : Vieux Juif avec trois Arabes de Jean-Léon Gérôme 

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Avril 2028 : 8 % du PIB

Cette quiétude ne devait pas durer. Épouvanté par la dernière projection de déficit à 8 % du PIB, le Président comprit qu’un plan de rigueur devenait inévitable. Il eut alors l’idée géniale de convoquer une élection législative anticipée – qu’il allait forcément gagner – pour disposer d’une légitimité politique accrue. Il annonça la dissolution de l’Assemblée nationale un an jour pour jour après sa prise de fonction. Mais les électeurs déjouèrent ses plans et le Président dut composer avec une majorité de gauche dont la première mesure fut lourde de conséquences pour Samuel et Nesrine.  

Le Front populaire ? Il en restait les congés payés : du social. Mitterrand ? Les radios libres et l’abolition de la peine de mort : du sociétal. Jospin ? Les trente-cinq heures, du social. Hollande ? Le mariage pour tous, du sociétal. En vertu de cette alternance qui avait valeur de loi historique, c’était maintenant le tour du social. À la recherche d’une grande cause de gauche, le nouveau gouvernement déclara ouvert le grand chantier de la lutte contre le non-recours aux prestations sociales. 

Il put compter sur un renfort inattendu. Le RN était en principe hostile à l’assistanat. Mais – disait ce parti en ignorant les nombreux Samuel et Nesrine – on pouvait être sûr que pas un seul couple judéo-arabe éligible ne renonçait au bonus universaliste, et que pas un seul immigré n’oubliait de réclamer toutes sortes d’aides pour ses quatre femmes et ses quinze enfants. Puisque ces aides regrettables existaient, il fallait au moins s’assurer que les Français de souche, qui finançaient tout ça, percevraient bien le RSA, les APL ou le minimum vieillesse quand il y avaient droit. 

Juin 2028 : 9 % du PIB

À la mi-juin, prise de court par ce projet, la Direction générale du Trésor remit au nouveau ministre de l’Économie une note rédigée en catastrophe pour lui rappeler que le non-recours aux aides offrait chaque année aux comptes publics une bouffée d’oxygène de douze milliards d’euros. Cela n’était pas à dédaigner puisqu’on venait de découvrir qu’à cause de recettes de TVA inférieures aux prévisions, le déficit se dirigeait vers un atterrissage à 9 % du PIB. Mais le Gouvernement ne tint pas compte de cette mise en garde. À partir de juillet, l’administration se mit à déployer des moyens colossaux pour identifier les personnes qui renonçaient à faire valoir leurs droits, y compris le bonus universaliste. 

Pour attraper les couples judéo-arabes non déclarés, la police et la gendarmerie pouvaient désormais utiliser les données de vidéosurveillance, celles du bornage des téléphones mobiles, et même procéder à des écoutes et des interceptions de SMS. Toutes ces données, exploitées à l’aide de l’intelligence artificielle, ne laissaient pas beaucoup de chances aux récalcitrants, sauf s’ils abandonnaient leurs outils numériques et évitaient les lieux fréquentés. Et encore, l’État avait pensé à tout : une conseillère technique au cabinet de la ministre chargée des collectivités locales et de la ruralité eut l’idée d’étendre les attributions des gardes-champêtres. Sous réserve de l’accord du maire dont ils dépendaient, ils pourraient désormais participer à la chasse aux couples récalcitrants les plus coriaces, ceux qui avaient pris le maquis. Défendue par la ministre au nom de « l’ancrage dans nos territoires d’un idéal républicain sans concession », cette mesure signifiait que plus un centimètre carré du territoire national n’était sûr.

Commença alors pour Samuel et Nesrine une errance qui, en ce début d’été, leur parut d’abord excitante. Dépouillés de leurs téléphones, tablettes et ordinateurs, ils parcouraient les chemins de campagne, le plus loin possible des routes. Ils passaient la nuit dans des granges, des moulins abandonnés, des chapelles désaffectées, ou à la belle étoile. Samuel, surtout, était enthousiaste : grâce à cette fuite éperdue, il se passerait forcément chaque jour quelque chose. L’ennui n’est-il pas le pire ennemi de l’amour ? 

Cette peur le tenaillait d’autant plus qu’il était encore sous le choc d’une alerte intervenue quelques mois plus tôt. Un soir, il avait commencé à parler à Nesrine de la visite de Hardy à Ramanujan en 1917. Alors qu’il venait de dire « douze au cube », il s’était rendu compte tout à coup qu’il lui avait déjà raconté cette histoire, sur un forum clandestin, quand il était Layla_Bint_Mohammed_1729 s’adressant à 42Shlomo42_zywx. Il avait blêmi, persuadé qu’il venait de signer son arrêt de mort, qu’elle allait partir sur le champ parce qu’il n’avait plus rien de nouveau à lui dire. Amateur d’histoire militaire, il s’était vu semblable à une armée qui vient d’épuiser son stock de munitions et ne peut compter sur une industrie capable d’en produire de nouvelles à un rythme suffisant. Pour éviter la déroute, il lui avait avoué cette pensée. Celle-là, au moins, serait nouvelle pour elle. Puis, parlant de plus en plus vite, il avait pris soin de lui révéler l’espoir mesquin de voir cette nouveauté chasser l’horreur de la répétition, à la fois pour diluer sa faute initiale dans un tourbillon étourdissant de paroles, et pour le plaisir d’être sincère. Nesrine avait éclaté de rire. La nuit avait été rassurante. Mais ce miracle d’indulgence se répéterait-il ? Maintenant, le risque d’ennui était moindre. Leur vie de bandits des grands chemins, les silhouettes menaçantes vues de loin, l’aide de Justes croisés ici ou là, l’hésitation sur la direction à emprunter, l’oreille à l’affût des bruits d’animaux dans la forêt, les murmures nocturnes dans une bergerie vide : il se passait toujours quelque chose.

Octobre 2028 : 10 % du PIB

Bon hackeur mais piètre psychologue, Samuel mit du temps à comprendre que tout cela avait peu d’importance. C’était une idée étrange, mais pas moins croyable, après tout, qu’une indulgence miraculeusement répétée, et l’été en fut allégé. Mais quand août fit place à septembre, Nesrine entreprit de lui dire que les nuits commençaient à être fraîches et qu’elle rêvait d’une maison chaude, d’un vrai lit où ils pourraient se remémorer les enlacements estivaux dans le foin. 

Puisqu’il n’était pas question de se déclarer, il fallait quitter la France. Nesrine pensa tout de suite au plan Manstein de 1940 : il faudrait passer par les Ardennes, dans le sens inverse de celui suivi par la Wehrmacht pendant le mois de mai funeste. L’idée enchanta Samuel : quelle revanche ce serait ! Ils préparèrent leur fuite minutieusement. Penchés sur des cartes au vingt-cinq-millième fournies par un sympathisant qui les avait hébergés quelques jours dans sa ferme isolée, ils passèrent de longues heures à définir le meilleur itinéraire – celui qui, sans quitter des chemins ruraux peu fréquentés, les conduirait du Chambon-sur-Lignon jusqu’à Charleville-Mézières, puis de là en Belgique à travers les Ardennes.

Mais l’histoire s’accéléra. En octobre 2028, la prévision de déficit atteignit 10 % du PIB. Les taux d’intérêt augmentèrent brusquement, et le Gouvernement dut faire appel au Fonds Monétaire International. En contrepartie de ses prêts, celui-ci imposa un programme d’ajustement structurel dont le bonus universaliste fut la première victime.

Que faire quand on se retrouve en plein automne à Charleville-Mézières, conduits là par un projet d’évasion vers la Belgique qui vient de perdre sa raison d’être ? Samuel et Nesrine étaient bien obligés de se poser cette question. Heureusement, il y avait la tombe de Rimbaud. La guerre des pétitions qui en 2020 avait opposé partisans et adversaires de la panthéonisation s’était terminée par la victoire de la province sur Paris, et les restes du poète n’avaient finalement pas quitté sa ville natale. La première visite de Samuel et Nesrine au vieux cimetière de Charleville-Mézières eut lieu sous une pluie tranquille qui les trempa des pieds à la tête – pas même un orage violent qui, au moins, eût été grandiose. Elle ne fut suivie d’aucune autre : ils ne ressembleraient pas aux couples d’autrefois qui, pendant cinquante ans, allaient tous les jours rendre visite à leur fils tombé à Verdun.

Février 2029 : 12 % du PIB

Sans rien qui les retînt sur les bords de la Meuse, Samuel et Nesrine revinrent à Paris. Mais tout leur paraissait maussade. La situation continuait à se dégrader : le déficit avait finalement atteint 11 % du PIB en 2028. En février, on estimait qu’il dépasserait 12 % du PIB en 2029, car en dépit de l’aide du FMI, l’activité économique s’effondrait et avec elle les recettes fiscales. Cet hiver-là, le pays sombra dans le chaos et la violence. Quand ils quittaient la ville pour se promener en forêt, Samuel et Nesrine s’apercevaient que les chemins parcourus héroïquement pendant l’été avaient perdu leur charme. Malgré le bruit des émeutes au loin, malgré les flammes et la fumée des incendies de bâtiments publics, tout semblait terne. 

À quelques milliers de kilomètres de là, les nouvelles étaient meilleures. Le rapprochement israélo-arabe suscité par le rejet commun de la politique française s’était approfondi, jusqu’à la signature en mars 2029 d’un traité de paix multilatéral sur la base de l’esquisse présentée en 2024 par l’Israélien Ehud Olmert et le Palestinien Nasser Al-Kidwa. Parmi ses signataires figuraient aussi l’Iran, l’Irak, l’Arabie saoudite, la Syrie et le Liban. On avait pu trouver un accord sur tout – frontières, réfugiés, limitation et contrôle des armements, mécanisme de résolution des différends. Israël, le Liban, la Jordanie et la Syrie créèrent en avril l’Union levantine et un vent d’optimisme se leva. En mai, un an après la dissolution ratée, Samuel et Nesrine décidèrent de quitter une France à feu et à sang pour s’installer au Levant – six mois par an en Israël, six mois par an dans le pays voisin que Nesrine connaissait et aimait. Leurs enfants, à qui ils parleraient français, seraient trilingues. Ils ignoraient encore que cette migration faisait d’eux des précurseurs. Pour fuir leur pays qui s’enfonçait dans la crise, des millions de Français déferlèrent à partir de 2030 sur un Proche-Orient de plus en plus prospère. Dans l’espoir d’atténuer les tensions qui ne cessaient de s’aggraver entre les immigrés français et la population locale, l’Union levantine instaura en 2032 une allocation – baptisée prime de croisade par les inévitables grincheux – pour encourager les mariages entre les membres de ces deux populations. Mais ceci est une autre histoire.


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