La proie

Comment devient-on victime lorsque notre agresseur ne correspond pas à la vision que l’on se fait d’un violeur ? Lorsqu’on le trouve beau ? Quand on ne bouge pas et d’abord consent ? On devient alors celle qui n’est pas partie, celle qui ne s’est pas débattue. À travers le texte, La Proie, Fiona Marazano pose une question dure mais essentielle  : comment dépasser la zone grise et guérir d’un viol ?

La première chose dont je me souviens, c’est du goût de la poussière sur ses doigts.

Le mur était froid. Dur, lisse et froid. Un mur des années 1970.  Ma tête cognait dessus, irrégulièrement. Mon front n’a rien oublié de ce carrelage vert olive. Laid, affreusement. Vert olive à en chialer. J’imaginais qu’il ne s’était pas lavé les mains depuis la veille. C’est ma première pensée. « Ce tocard ne s’est même pas lavé les mains ». C’est par ses doigts sales d’hier enfoncés dans ma bouche que commence l’enfer. 

Le reste a suivi. Quand on commence à mettre deux doigts dans une bouche, à les appuyer fort contre la langue, irrémédiablement, le reste suit. Sa deuxième main a agrippé mon cou. Il s’y est accroché comme on s’accroche aux choses qu’on est effrayé de voir partir. C’était un geste urgent. Nécessaire. Si je m’en allais, il mourrait. C’était presque quelque chose comme ça. Alors il a vigoureusement serré sa main droite sous mon menton. J’étais un monde entier à envahir. 

Je n’avais pas peur. Je n’ai pas eu peur une seule seconde. Je n’éprouvais même pas de dégoût. Je n’y arrivais pas. Mes émotions étaient loin. À l’autre bout d’un immense tunnel, et plus j’avançais pour les retrouver, plus elles se barraient. J’étais seule. Une solitude nouvelle. Rien pour me couvrir. À poil même avant de l’être. Seule, avec une main dans la bouche et l’autre autour du cou.

Il était beau. C’est une honte terrible. Si seulement c’était un clochard, un estropié, un de ces déchets qu’on envoie au trou sans trop réfléchir. Mais non, il était beau. Des traits de visage parfaits. Un corps athlétique, entraîné. Sa queue aussi. Parfaite. Le genre de queue qu’on voudrait voir greffée sur tous les mecs qu’on se tape. Assez large, légèrement courbée, veineuse. Je crois qu’un autre soir, dans d’autres circonstances, j’aurais aimé la sucer. 

Il m’avait un peu draguée quelques heures plus tôt. Subtilement. Des regards, des sourires, j’étais réceptive. Pour une fois que le mec qui me fait des avances est beau. J’avais envie de rester, pour lui, mais la soirée a pris un mauvais tour lorsque j’ai reçu un SMS de mon ex. Toujours la même rengaine, ses reproches, ses excuses… 

J’ai voulu partir, et c’est là que je suis devenue une proie. L’instinct du chasseur s’est réveillé. Il avait faim, il crevait de faim. On aurait presque pu voir sa lèvre du bas trembler de hâte, de désir, d’impatience. Il fallait. Il devait m’avoir. « Je t’écris un de ces jours. » C’est ce que je lui ai dit. Un de ces jours, c’était ce soir. C’était maintenant, tout de suite, c’était immédiat, c’était contre le mur au carrelage vert olive de la salle de bain. 

La maison où se déroulait la soirée était immense. Au moins dix chambres, presque autant de salles de bains, quatre salons. Parfait pour s’isoler, il n’y a qu’à fermer la porte à clé, personne n’entend. Personne. Le bruit des basses faisait vibrer le sol partout où on se trouvait. 

Boum-boum-boum-boum.

Parfait  pour couvrir le bruit coupable du va-et-vient. Personne n’entend.

Il a sorti ses doigts de ma bouche pour les glisser entre mes cuisses. « T’aimes ça, hein ? », je ne disais rien. À un moment j’ai cru vomir, et finalement, non. Finalement le temps passe, le temps avance. On peut toujours compter là-dessus. 

Je me suis demandé si j’avais dit non assez fort. Si j’avais dit assez non. Peut-être ne l’ai-je dit que deux fois. Peut-être est-ce trop peu. Avec la musique, peut-être n’a-t-il rien entendu. Peut-être aurais-je dû courir lorsqu’il m’a pris par le bras en me disant « allez, viens par là ». 

Je me souviens de son premier coup de rein. Il m’a engloutie. À ce moment-là, j’ai disparu. Depuis, je ne me suis pas retrouvée. 

Je n’avais pas vraiment mal. Je pourrais presque dire le contraire. Les blessures sont partout ailleurs, indélébiles. Je suis les blessures. Depuis, les jours sont longs, indénombrables. Et les nuits ont un goût de poussière.


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