Les objets qui nous entourent peuvent parfois perdre leur caractère inoffensif et rassurant. Dans ce texte, c’est une banale tartine à l’abricot qui provoque une prise de conscience radicale et vertigineuse… Une fiction drôle et mordante, avec toile de fond l’émancipation d’une femme qui nous rappelle combien les choix par défauts sont toujours les plus mauvais choix !
Elle descend les escaliers d’un pas lourd. Le matin, c’est toujours difficile. Heureusement qu’il gère bien avec la petite. Ils se sont accordés comme ça : il fait le lever, elle s’occupe du coucher. Elle n’a jamais été du matin, à vrai dire, et ce n’est pas la maternité qui changera quoi que ce soit.
Elle avance vers la cuisine, où deux assiettes sont déjà dressées avec des œufs brouillés, température parfaite, dedans. Elle dit « merci, chéri », machinalement. Il répond « de rien, tu es crevée en ce moment » dans un sourire presque désolé. Dialogue inutile.
Elle hait ce regard qu’il porte sur elle, si mièvre et inconditionnel. Il sera toujours là, se dit-elle. Elle aimerait qu’il lui fasse peur, qu’il la menace, parfois. Mais non, il est là, toujours, solide comme un pilier d’arcade, bien enfoncé dans le sol. Indécrottable.
Il quitte la pièce. Elle fait un bref mouvement circulaire autour d’elle et bloque sur une tartine à moitié entamée, qui gît sur la table. Il l’a beurrée, a déposé de la confiture d’abricot, a croqué dedans mais il ne l’a pas terminée.
Je suis cette tartine, se dit-elle.
Ses tempes cognent contre son crâne, alors elle se fait un café. Il est parti avec la petite, elle n’a même pas eu le temps de lui dire au revoir. Il se l’accapare. De toute façon, c’est surtout lui qui voulait un enfant, pas elle. C’est lui qui a toujours décidé de tout.
Vingt-cinq ans, un enfant, pacsée, un crédit sur le dos, un métier qu’elle n’aime pas, et la sensation d’avoir déjà foiré sa vie. Elle était pourtant plus farouche à l’adolescence. C’était elle qui tenait tête aux parents, lorsque sa sœur jouait les filles modèles. Encore elle qui faisait le mur, qui ramenait les mauvaises notes, traînait avec des garçons peu fréquentables et fumait des joints de temps en temps. C’est d’ailleurs comme ça qu’elle l’avait rencontré, dans une soirée du rugby où l’alcool et les pétards rapprochaient les étreintes. Lui, le mec populaire, gentil, musclé, sportif, fils de bonne famille. Il avait tout pour lui, mais aucun autre projet que celui de la posséder.
Elle l’avait aimé, c’est certain. Enfin, comme on aime quand on est ado : très fort au début, puis un peu moins au fil des mois. Comme un jouet d’enfant dont on se détourne lorsque l’on découvre les vices cachés. Elle qui ne rêvait que de partir, s’en aller de ce trou à rat, lui ne voulait que rester, s’installer dans la région où son père lui promettait de reprendre l’entreprise familiale.
Elle s’était inscrite dans une agence pour jeunes filles au pair et partait le mois suivant dans une famille de trois enfants, en banlieue de Huston, au Texas. Il l’avait suppliée de rester, lui avait même promis un appartement, un mariage, des enfants. Du haut de ses dix-huit ans, elle rêvait de tout sauf de ce qu’il lui offrait. Elle avait quand même accepté qu’il l’accompagne à l’aéroport. Elle l’avait embrassé doucement dans le hall d’embarquement, puis s’était envolée sans le regarder, forte et solaire.
Son année à Huston fut une longue et douloureuse expérience de solitude et d’anxiété. Elle se retrouva confinée dans une prison dorée. Un palace énorme entouré d’un immense jardin, le même que celui des voisins. Un jour de repos par semaine et une voiture partagée avec les parents. Un territoire qui s’étendait entre le double garage, la supérette et le lac, niché derrière une petite forêt en bordure du quartier résidentiel où vivait la famille.
La solitude commençait à se faire ressentir, alors parfois, le soir, elle l’appelait. Il lui en voulait terriblement mais c’était plus fort que lui. Il l’aimait. Il était sa seule bouée de sauvetage, alors elle s’y accrochait. A distance, connectée au monde mais coupée de tout, il lui manquait terriblement. Elle encaissait ses reproches, se flagellant jusqu’à s’effacer totalement. Elle qui avait été si fière face à lui, perdait confiance en elle et s’écrasait devant lui. Au bout d’un an, lorsqu’il l’accueillit à l’aéroport à son retour en France, elle accepta de s’installer avec lui.
Elle eut à peine le temps de ranger ses affaires dans l’armoire, chercher un boulot alimentaire et manger le poulet-haricots verts du dimanche chez ses parents que déjà le test affichait deux barres. Elle était tombée enceinte d’un seul coup, et sur ce même coup, sa vie avait pris une autre tournure.
Je suis cette tartine, se dit-elle. J’attends qu’il me bouffe, qu’il m’engloutisse. Je ne veux pas être une tartine et en plus je déteste la confiture d’abricots.
Être mère lui semblait anachronique. Elle se sentait comme en dehors de son propre corps, comme si elle n’était pas réellement en train de porter cet enfant. Cet enfant à lui. Plus son ventre s’arrondissait, plus il était heureux. Il avait tout anticipé : les vêtements, les couches, le sac de maternité, le mouche-bébé. Lorsque la petite était née, il avait pris le rôle des deux parents.
Et maintenant elle se retrouvait à manger des œufs brouillés sur le comptoir d’une cuisine qui ne lui semblait pas non plus être la sienne, avec cette tartine, cette foutue tartine sur le rebord de la table et qui menaçait de tomber par terre. Il sera toujours là, se répète-t-elle. Il sera toujours là, à me regarder comme son trophée. Si je ne bouge pas, il reste. Ce regard amoureux et désolé, loyal et confiant, elle ne le supporte plus.
C’est ce matin-là, en pyjama et les cheveux gras encore collés au front, qu’elle prit la décision de ne plus être une tartine.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.