Illustration : William Eggleston, Untitled [Pink Bathroom], 1970-1973
Autrefois refuge ouvert à tous, l’appartement prêté par un ami semblait parfait pour s’installer et écrire. Mais à peine la porte franchie, l’histoire bascule pour le narrateur. Une odeur persistante, une atmosphère figée, et au détour d’une pièce, un terrible secret qui attend. Un texte puissant écrit par Jimmy Le Bigaut.
Dès l’ouverture de la porte qui barrait la rue, c’était le nez qui pensait. D’abord rien d’autre dans le corps ne répondait que le nez. À partir du nez, ensuite, le corps sentait. Le ventre, les mains, la langue, les pieds. Toutes ces parties-là dans un mouvement commun d’unité se dirigeaient vers le lieu de cette odeur nouvelle.
Après avoir passé cette porte qui s’est refermée toute seule j’ai pris l’escalier déglingué. Du bois poli, creusé, des marches aux hauteurs aléatoires, un virage sans degré défini. C’était au premier étage mais déjà mon cœur se soulevait. Transpiration, battements à un rythme élevé.
Pour entrer dans l’appartement que mon pote m’avait prêté, il fallait un code. Pas besoin de clé. Avant de composer quoi que ce soit je me souvenais que n’importe qui le connaissait à l’époque. Chacun et chacune entrait comme ça dedans. Pour faire after, pour dormir, pour manger, pour baiser. C’était pas un squat, loin de là, c’était un appartement habité, propre. Un appartement ouvert aux amis qui au fil du temps avait vu son cercle s’agrandir. Des années que je n’y avais pas mis les pieds. Le propriétaire était un ami proche de qui je m’étais éloigné peu à peu. Spizz vivait toujours là, mais le rythme avait totalement changé. Plus personne ne débarquait à l’improviste.
J’avais recontacté Spizz sur Instagram pour lui demander si son appartement était occupé en ce moment. T’es le bienvenu, m’avait répondu Spizz ; le couple en sous-location depuis un mois venait de partir. Il faudrait probablement laver les draps mais fais comme chez toi. Spizz était en Afrique du Sud et ne comptait pas rentrer de sitôt. Il se perfectionnait au surf et avait rencontré la femme de sa vie, soi-disant. Ça m’allait. J’allais pouvoir écrire.
Face à la porte de Spizz, je respirais par la bouche. Elle suait la mort cette porte. Ou plutôt c’était derrière la porte. Un charnier ou rien d’autre, je me suis dit. Après avoir composé fébrile le code à rallonge j’ai ouvert. Devant moi, un couloir étroit et bancal avec du parquet qui craque, menant au salon. L’appartement était sombre, seule une fenêtre donnait sur la rue qui elle-même était bouchée. Le soleil entrait peu. Pas trop de bordel mais cette odeur persistante s’affûtait ; j’étais dans son foyer. Mon tee-shirt trempé de sueur recouvrait mon nez et ma bouche. J’avais l’impression de respirer par mes yeux grand ouverts ; je ne clignais pas. J’ai ouvert le frigo, il était vide à part deux citrons presque pourris. Je me suis dirigé dans la chambre sans jour, j’ai regardé sous le lit, derrière l’armoire, rien. La salle de bain adjacente, d’un rose sucré qui pique, avait une petite lucarne ouverte en oscillo-battant qui laissait échapper un rayon de lumière, mais pas d’air. Et là, dans la cabine de douche sur la droite, un chat. Pas un chat qui a peur, pas un chat qui dort, pas un chat qui refroidit son corps chaud sur la céramique fraîche, non. Dans l’éclair, un chat mort. Étendu, la gueule ouverte, les yeux qui sortent, le poil noir qui suinte. Il devait être là depuis un bon moment. L’odeur déjà. Puis les dents bien visibles.
J’ai ouvert en grand les deux seules fenêtres de l’appartement. J’ai trouvé des gants, un sac-poubelle et j’ai dit une petite prière avant de jeter l’ensemble dans la poubelle de la rue. Mes narines ne s’habituaient pas à l’odeur. Chaque recoin du lieu en était imprégné et moi avec. Je suis allé acheter du papier d’Arménie. Ce qui me troublait, c’est que personne n’avait rien fait. Les voisins ne s’étaient visiblement pas inquiétés de l’odeur. Enfin ce n’est pas qu’ils n’avaient rien fait puisqu’ils vivaient, allaient, venaient, mangeaient, parlaient, trébuchaient, mais tout ça sans se soucier de l’odeur.
Faire sans se soucier. C’est précisément ça. On ne fait pas rien, on fait comme d’habitude, on fait comme si. Ça nous passe dessus, dessous, entre. On peut supposer, prendre brièvement conscience de, mais l’idée est vite balancée dans un pli sur lequel on s’assoit. Voilà ce qui avait dû se passer pour les voisins. Cette hypothèse ne me disait pas comment cette situation avait pu exister.
J’ai fait brûler des dizaines de lamelles de papier d’Arménie en continu. C’était assez irrespirable là-dedans. Je suis sorti. Quitte à ne pas pouvoir écrire autant le faire sous les arbres. J’ai lancé une machine avec dedans les draps et mon t-shirt avant de claquer la porte. Dans la rue je me suis posté devant la fenêtre de l’appartement maintenant ouverte : rien ne sortait. J’ai marché jusqu’au parc des Gayeulles. Un saule pleureur m’a pris dans son ombre, je me suis assis. J’ai écrit à Spizz pour lui dire qu’il aurait pu me prévenir qu’il avait un chat. Il m’a répondu instantanément qu’il était allergique aux chats.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.