Je suis Murakami

Je suis Murakami.
Mes livres sont traduits dans le monde entier et quand le dernier sort, les lecteurs font la queue toute la nuit pour l’acheter avant les autres – je suis attendu comme un album des Beatles dans ma jeunesse.

Du moins, c’était le cas avant.

Il y a environ trois ans, je me suis réveillé à Tokyo. Cela m’arrivait rarement car depuis des années, je vivais à la campagne avec ma femme, Yoko. Tous les matins nous nous levions à l’aube, j’écrivais sept heures d’affilée, puis j’écoutais de la musique, je faisais une heure de course à pied, nous dînions tôt et nous allions au lit. Le lendemain : même programme. J’étais néanmoins disposé à changer mes habitudes lorsqu’une bonne raison se présentait – et quelle meilleure raison que de me rendre dans la capitale pour inaugurer une bibliothèque dédiée à mon œuvre ? Un admirateur avait mis onze millions de dollars sur la table pour la bâtir. Puis un architecte célèbre l’avait conçue en s’inspirant de l’esthétique de mes romans et l’université Waseda où j’ai fait mes études avait choisi de l’accueillir au cœur de son campus. Yoko m’aimait sincèrement mais les conséquences de mon succès l’épuisaient. Conférences, tournées, séances de signatures, voyages à l’étranger : m’écouter raconter les mêmes choses depuis les coulisses, il y avait de quoi se lasser. Je n’ai pas été surpris qu’elle décline de m’accompagner à Tokyo et j’ai pris un Shinkansen en fin de matinée, seul. Après la cérémonie, durant laquelle des personnalités ont prononcé des discours vibrants sur mes livres et l’avenir radieux de la littérature japonaise à l’international, mon éditeur m’a emmené dans un grand restaurant. Quand j’ai commencé à montrer des signes de fatigue, un chauffeur m’a aussitôt raccompagné au Park Hyatt. C’est en montant dans ma chambre que quelque chose d’inhabituel s’est produit.

J’étais seul dans le grand ascenseur, en route vers le vingt-neuvième étage. Je bâillais largement lorsque le mouvement s’est interrompu. Les lumières se sont éteintes. Je me suis retrouvé dans l’obscurité complète, à l’exception d’une faible lueur vert pâle qui dessinait le chiffre 29 au-dessus de la porte. J’ai essayé de contacter la réception, mais le bouton d’appel ne fonctionnait pas et il n’y avait aucun réseau. Comme je ne savais plus quoi faire, je suis resté à regarder ce chiffre, 29, qui brillait seul dans l’ombre, en évitant de penser à tout ce vide sous mes pieds. Je me répétais que l’appareil finirait par repartir, que j’étais dans l’un des hôtels les plus luxueux du Japon, quand, soudain, une drôle de musique s’est mise à résonner, une musique comme on en joue à la foire, vous savez, près des maisons hantées avec des clowns sanguinaires qui grimacent devant la porte, en tout cas, c’est à ça qu’elle m’a fait penser, cette mélodie très simple, ironique et bête, entêtante, cruelle même : tada dada dada, dada dadada, dada dadada, da da da dadaaa ! Et ainsi de suite, encore et encore, toujours les mêmes notes : tada dada dada, dada dadada, dada dadada, da da da dadaaa ! Tada dada dada, dada dadada… Soudain le chiffre 29 s’est mis à clignoter, trois fois, quatre fois, passant au 29 B avant que les lumières ne se rallument et que l’ascenseur ne reparte, tandis que la musique s’évanouissait avec un bruit éraillé, métallique, comme si la machine d’où elle sortait venait de recevoir un coup de masse et poussait son dernier soupir au milieu d’engrenages brisés. J’ai haussé les épaules en sortant de l’ascenseur. Dans ma chambre, tout était exactement comme je l’avais laissé plus tôt ce jour-là. Une fois déshabillé, je me suis endormi tout de suite.

Le lendemain matin, je n’ai rien constaté d’anormal.
Enfin si, peut-être une chose ; le type à la réception était un peu, comment dire, indifférent. Je ne veux pas paraître arrogant, mais c’est vrai qu’en général, dès que je demande quelque chose, on me sert avant même que j’aie le temps de finir ma phrase. Cette fois-ci, l’employé n’a pas eu l’air particulièrement impressionné qu’Haruki Murakami lui commande un English breakfast et même s’il était parfaitement aimable, je ne l’ai pas trouvé empressé. Je n’y aurais pas fait plus attention si le serveur ne m’avait pas apporté mon plateau sans l’expression impressionnée, craintive et très légèrement féminine que j’avais l’habitude de voir sur le visage de ceux qui m’approchaient. J’ai haussé les épaules avant d’entamer mon omelette et d’allumer la télévision pour regarder CNN.

Après le petit-déjeuner, j’ai décidé de faire un tour en ville. J’ai mis des lunettes de soleil et une casquette de baseball afin d’être le plus discret possible. Sur le pas de la porte, j’ai regardé ma montre : j’avais du temps devant moi, mon train ne partait qu’en début de soirée. Au bout d’une vingtaine de minutes, je me suis retrouvé face à la librairie Kinokuniya. J’ai gardé ma casquette, remplacé mes lunettes de soleil par une paire à monture épaisse qui me rendait à peu près méconnaissable et je suis entré dans la boutique. J’avais entendu parler d’une nouvelle biographie de Miles Davis que j’avais envie d’acheter et que j’ai trouvée sans difficulté. Puis, en ayant un peu honte, je me suis dirigé vers le rayon de littérature japonaise contemporaine. J’étais curieux de voir s’ils avaient tous mes livres et si, par hasard, un admirateur se trouvait à côté d’une étagère, transporté par l’une de mes histoires… C’est alors que je me suis rendu compte que mes romans étaient introuvables.

Comment ça, aucun Murakami ? Pas même La Ballade de l’impossible, pourtant vendu à onze millions d’exemplaires, un classique que tout le monde, ou presque, a lu au Japon ? Pas une trace de mes grands livres, Les Chroniques de l’oiseau à ressort, Kafka sur le rivage, 1Q84 ? Et quid de mes essais et recueils de nouvelles, comme Profession romancier ou Première personne du singulier ? Hésitant, je suis resté immobile dans une allée, comme un rocher au milieu d’une rivière, forçant les clients à m’éviter afin d’accéder aux ouvrages de leur choix. J’avais envie de demander à un employé où se trouvaient les Murakami mais je me serais couvert de ridicule s’il m’avait reconnu. Finalement, j’ai préféré reprendre ma quête tout seul, en me disant qu’un libraire avait pu déplacer mes ouvrages dans un endroit spécial, pour les mettre en valeur peut-être. Mais j’ai eu beau rôder avec mes grosses lunettes et ma casquette, je n’ai trouvé aucune trace de mes romans alors que ceux de Kenzaburō Ōe et Yōko Ogawa formaient des monticules impossibles à manquer.

J’ai fini par sortir de la librairie avec mon Miles Davis sous le bras, direction l’université Waseda. La nuit précédente, le directeur de la bibliothèque m’avait offert un cadeau : une édition originale de Gatsby le Magnifique qui valait une petite fortune. Après tous les discours, les poignées de main, les séances photo qui avaient ponctué la soirée, j’avais fini par oublier le volume dans son bureau. Je pensais qu’il serait plus courtois de venir le récupérer en personne plutôt que de demander qu’il soit envoyé à mon domicile. Et puis, l’absence de mes livres à la librairie Kinokuniya m’avait, vous savez, blessé. Pas seulement dans mon orgueil, mais plus profondément, au cœur même de mon identité. Comme si, tout à coup, je n’étais plus rien. Transparent ; inexistant : voilà comment je me sentais. Revoir la bibliothèque construite en mon honneur rétablirait le sentiment intime de mon existence – du moins, c’est ce que j’espérais. En arrivant sur le campus, j’ai trouvé une pelouse vide à l’emplacement exact où la bibliothèque s’élevait quelques heures auparavant.

  • Extrait de Je suis Murakami, une nouvelle de Benjamin Hoffmann, Zone Critique, collection « Vrilles », 2024.

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Commentaires

Une réponse à “Je suis Murakami”

  1. Avatar de Lilia Mahfouz
    Lilia Mahfouz

    Une nouvelle digne de celui qui l’a inspirée, un grand bravo !

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