Prendre la parole peut parfois sembler impossible. Rien à faire, les mots ne sortent pas, captifs d’une bouche devenue cage. Ce n’est pas faute d’avoir des choses dans la tête pourtant. Mais c’est comme si tout – opinions, émotions, idées – était encore en travaux. Dans ce texte poétique et intense, Irène Stoven nous plonge dans la tête d’une narratrice en chantier. Arrivera-t-elle à faire entendre sa parole ?
J’ai le silence dans la bouche. Le rien-à-dire culbute contre mes dents, ça casse des os, ça creuse des galeries souterraines, ça m’érafle les joues de l’intérieur, et le pus coule dans ma trachée. Je veux vomir.
On me demande d’avoir des opinions, de ne pas me cantonner aux contours huileux de mon être, de me « construire ». Construire, je fais que ça. Mais j’ai une personnalité en travaux, il y a des échafaudages dans mon cerveau, des planches en bois et des vis suppléantes, des trous béants recouverts à la va-vite par de la chaux. Chantier en cours. Le genre qui prend des plombes, le genre qui s’étale. C’est le genre qui sent la poussière et les sandwichs jambon-beurre préparés sur un bout de table. Le genre qui attire les moues des passants, les « c’est pas bientôt fini, ce boucan ? ».
Pour se construire, faut s’informer. C’est ce qu’on me répète à longueur de journée. Me voilà, à minuit passé, trente-trois onglets ouverts sur Internet. Untel a dit ça, machine a répondu ci. Et dans ce grand bazar de mots et de maux, il faudrait soi-même démêler les fils, passer un coup de peigne dans ce magma de nœuds contradictoires qui tous se revendiquent vérité absolue.
Parlons-en des idées. Il paraît que ce sont les graines de la parole, mais j’ai l’esprit en jachère et le sol est aride. « Faut que ça pousse », je dis, « faut que ça pousse ». Je ratisse mon carré spirituel mais ça ne prend pas. Alors je ruse : les idées, je vais les voler chez les voisins, les amis, les programmes télévisés et les romans empilés sur ma table de chevet. Et comme ça, j’accumule chez moi des choses qui sont à d’autres. Je pille les livres de leur contenu, j’emprunte les voix des personnages qui peuplent mes écrans de synthèse, j’imbibe mes yeux des articles de journaux.
Toutes ces choses qui ne sont pas à moi tiédissent et ramollissent dans les tiroirs de ma mémoire. Je les malaxe du bout des doigts. Au début, c’est dur, friand, ça reste coincé sous mes ongles, cette matière à donner de la voix. Avec le temps ça perd son odeur de craie, ça sent le chaud, le mou, ça reste compact sous ma paume, ça roule sur le plan de travail et, parfois, ça prend la forme que j’espérais.
Alors voilà, maintenant que j’ai de la pâte à réfléchir, je me gratte la gorge en croisant les doigts pour que ça sorte. Mais ça ne veut pas, toujours pas, il manque un truc à ma recette. Les idées, c’est beau, mais ça ne suffit pas. Il manque cet ingrédient secret qui fait vibrer les cordes vocales, qui fout le feu aux yeux des gens, qui rougit les joues des éloquents.
Ce truc, chez moi, est endormi, anesthésié, il prend le silence de plein fouet. Pourtant je le sens là, dans le creux de mes reins, la rondeur de mon ventre, l’arc boudeur de mes lèvres. Parfois, il se réveille, quand on lui plante un tison dans les côtes, quand on l’oblige à se dresser. Il faut un choc, pour ça, une violence pour que ça remue. Chez d’autres ça crépite et ça flambe tandis que ça s’éteint et se meurt au fond de moi. Les émotions. L’orge de nos plantations. Je veux les activer mais je ne trouve pas le bouton. C’est dur de ressentir quand on oublie qu’on a un corps, quand on oublie qu’on a une âme, quand on devient le spectre de celle qu’on pourrait être.
Une fois de plus, je fraude. Je dépouille mes amis de leurs larmes, mes alliés de leurs joies, mes ennemis de leurs peines. Je dérobe la douleur à ceux qui croisent ma route, leur angoisse à ceux qui baissent les yeux, et je vais, comme ça, dans la vie en plein vent comme s’accumulent en moi les ressentis.
Les émotions sont des galets dans ma poche qui me ramènent au sol, me rappellent que je ne vole pas, me forcent à comprendre que j’existe ici-bas. Dans mes crevasses de suicidée, la vie suinte. Elle est lourde, la vie, boursouflée des haines que l’on inspire et des amours que l’on respire, elle ne veut pas partir. Elle pèse sur mes paupières d’enfant malade, elle palpite entre mes mains et me donne le tempo. Il y a un rythme qui éclot en moi, c’est celui de ces choses qui gravitent dans mon cœur, c’est celui de mes pleurs. Oui, je pleure enfin pour moi, avant cela il m’a fallu des miroirs mais à présent je pleure des coups de couteau que je me porte, des lames que l’on appuie contre ma gorge. Je ris, ensuite, je ris si fort que la voix m’en tombe, qu’elle éclate contre le sol, se brise contre le goudron d’une cour de récréation. J’ai des grosseurs dans la trachée, il faut que ça sorte.
Il faut dire le bonheur, le soulagement, la mort, le désespoir, car l’écrire ne suffit pas. Il faut hurler les injustices, les terreurs et les aigreurs, il faut se révolter contre la paralysie de l’âme, contre les ombres qui nous jettent dans les cachots de nos entrailles. Je ne veux plus vivre en-dedans de moi, je veux vivre en dehors aussi, je veux exister à l’intérieur et à l’extérieur, je veux le soleil sur ma peau et dans ma cage thoracique, je veux les sourires dans mes joues et sur mes lèvres.
Et c’est dur, de dire. C’est dur de sortir les mots. Souvent, ils hésitent, ils se cabrent, butent contre ma langue, roulent sur le bitume. Tant pis. Faut que ça sorte. Je ne veux plus être la geôlière de mon âme, je suis née pour sortir de ma prison, pour que ma parole se délivre des résistances qu’on lui oppose. Je suis née avec une voix, et quand je prends la parole, je surgis de moi-même et renais.
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