Julie Mandart

F.O.M.O.

Ce qui se joue devant le miroir, à quelques heures d’une soirée, relève de la tragédie intime. La sensation de n’être pas assez, nourrie par les injonctions esthétiques de l’époque, conduit à la surenchère. Face aux secondes qui battent et risquent de nous avaler, l’essentiel est de rester vivant. Un texte juste et à vive allure, composé comme un thriller par Julie Mandart. 

F.O.M.O

FEAR OF MISSING OUT

20h48. Il faudrait qu’elle parte tout de suite pour arriver à l’heure. 

Un anniversaire de plus cette semaine. Elle va devoir, encore, traverser Paris en sens inverse, avaler des shots sur le comptoir d’un bar glauque, danser un peu, rire peut-être, faire semblant de, et puis rentrer seule dans la nuit, la nausée de l’alcool en travers du ventre, le froid dans tout son corps et les néons du dernier métro dans la gueule. 

Il faudrait qu’elle parte tout de suite, mais elle n’y arrive pas. Elle scrolle depuis vingt minutes déjà. Ça fait un moment déjà que ça l’oppresse tout ça, la course à la sociabilité, les soirées qui s’enchaînent les unes après les autres sans qu’aucune ne lui laisse de véritable souvenir, à part les traces collantes des verres de bière avalés pour tromper l’ennui, et puis l’odeur de clope dans ses cheveux. 

Il faudrait qu’elle y aille, quand même, qu’elle enfile son manteau, une paire de talons peut-être ou n’importe quelles chaussures, de toute façon elle n’a pas prévu de finir la soirée en boite. 

Il faudrait qu’elle finisse de maquiller son œil droit, qu’elle se coiffe un peu, qu’elle fasse un effort, qu’elle se rende présentable même si tout le monde sait qu’on ne perçoit rien, dans la lumière des bars. Histoire de. Pour faire semblant. Pour jouer le jeu. 

C’est comme ça que ça marche, la vie d’adulte, la vingtaine, des accumulations de soirées, de verres, de brunchs, de cafés, voir les gens pour les voir, sans aucun autre but que celui de se mettre minable. 

Ça lui donne l’impression d’être vivante, quand même, elle rattrape les heures perdues de l’adolescence pendant lesquelles elle cherchait désespérément à devenir quelqu’un d’autre. 

C’est dans cette accumulation qu’elle se sent exister, ça l’arrange de croire qu’elle profite de sa jeunesse, elle évite les miroirs et les vertiges que lui donnent l’avenir. 

À la place, elle regarde en boucle, sur les applis, des photos de ses potes qui s’amusent sans elle. Elle préfère s’ennuyer avec eux plutôt que de ne pas en être. C’est la peur du vingt-et-unième siècle. 

Mais ce soir elle fatigue. Elle a dit oui pour faire plaisir, enfilé un body à paillettes, une jupe qui la serre un peu. C’est too much, elle le sait, elle s’en fout. Elle a tenté de maquiller l’épuisement de ces dernières semaines, les jours avalés entre les cours et le travail, il faudrait qu’elle dorme mais elle n’y arrive pas, il y a toujours quelque part un verre, une soirée, un repas auquel elle s’empresse de se rendre pour ne pas se retrouver face à face avec sa vulnérabilité. Elle alterne entre des tunnels de bonheur et d’autres de tristesse, le glauque et le doux, la fatigue et la joie. Elle n’a plus le temps de lever la tête. 

Et voilà que ce soir elle n’est plus capable de passer le pas de la porte. C’est physique. L’angoisse monte d’un coup. Ça se propage dans tout son corps. Elle respire mal. Souffle. Souffle putain. 

Il faut la voir sur le parquet du petit studio parisien, le bois froid contre ses cuisses, les tremblements dans tout son corps et les larmes qui inondent son visage, il faut la voir pour comprendre que ce n’est pas que la FOMO, la peur de manquer quelque chose qui se joue là. 

Elle a peur de disparaître. 


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