Qui ne s’est jamais réjoui d’avoir un endroit rien qu’à soi, un lieu intime pour savourer la tranquillité et la paix intérieure ? Mais que se passe-t-il lorsque ce havre de paix est envahi par des personnes extérieures, des intrus dont la simple présence perturbe notre tranquillité et nos habitudes quotidiennes ?
La première fois que j’ai entendu sa voix, ou plutôt que je l’ai reconnue, j’ai cru halluciner. J’ai pensé à un excès de fatigue ou de vidéos Youtube, aux premiers signes d’un burn-out ou tout simplement à une bouffée délirante provoquée par le chlore. Depuis, la phrase tourne en boucle dans ma tête : « et si j’avais réagi autrement ? »
Comme chaque matin, je m’étais levé à six heures. Après le café qui brûle le ventre, le picotement du dehors et la banane avalée dans le RER, j’étais devant la piscine quelques minutes avant l’ouverture. Quasi personne au vestiaire. L’allée « Nage rapide, sans accessoires » était vide.
La première longueur est toujours la meilleure, un frisson de la nuque aux orteils. Pas de baskets qui enclument au goudron, pas de notifications, pas de doudoune pour se protéger du dehors. On flotte. On s’étire. Les nageoires se déplient et les écailles brillent sous les faux-plafonds. Si on est tellement bien dans l’eau, c’est parce qu’on vient tous de la même flaque. J’y crois, moi. On est tous des poissons.
Maintenant que c’est trop tard, je sais que j’aurais dû faire plus attention. Depuis quelques semaines, il y avait cette rumeur. Les vieux en parlaient sous la douche, mais c’était comme les horaires d’été, les économies de chauffage et la baisse de température du bassin, des choses dont ils parlaient beaucoup et qui n’arrivaient jamais. Des trucs de retraités, des trucs pour les gens qui ont le temps de nager la brasse, à qui aucun chef ne dira, à 8h02, « alors, panne d’oreiller ? ». Ils parlaient de morsures, de plaques rouges et de bestioles dans les canalisations, si minuscules qu’elles étaient impossibles à distinguer des saletés habituelles. Certains évoquaient des microbes, d’autres des vers. D’après eux, c’est ce qui expliquait la forme des nouveaux pommeaux, d’énormes passoires dotées d’un filtre.
Un jour, sans prévenir, l’administration de la piscine a condamné les douches hommes. La seule explication, une feuille A4 scotchée sur un mur :
« Nous informons les nageurs que les installations sanitaires sont temporairement fermées en raison d’une invasion de dragoncelles. Les douches femmes sont désormais accessibles à tous. »
Personne ne comprenait très bien de quoi il s’agissait, encore moins les maîtres-nageurs. C’était la panique. Les vieux n’avaient que ce mot là à la bouche. Dragoncelles, dragoncelles. Ils ont déblatéré sur le manque d’hygiène, les risques graves pour la santé ; certains ont juré de ne plus jamais revenir, d’autres ont commencé à s’enduire de crème en cachette. C’était plutôt un joli mot, je trouvais. En fixant les carreaux au fond de l’eau, j’imaginais des hippocampes translucides, du vermicelle bicéphale dans le pédiluve, des dragons prépubères dans les tuyaux, avec du duvet sur le museau. Comme pour le reste, les petits vieux ont fini par s’habituer.
J’aurais dû m’inquiéter, oui, mais voilà, j’avais d’autres choses en tête. Des choses plus importantes. Mon compte-rebours avant l’été. On était en décembre, tout le monde ne pensait qu’au repas de Noël, aux cadeaux, aux derniers achats. Les allées de la piscine étaient à moitié désertes, ça traînait sous la couette, c’était dur de se lever et d’affronter le froid. Moi, j’étais focus. Dans sept mois, c’était l’été. S’y remettre en avril, ce serait trop tard.
J’en rêvais depuis quelques semaines mais il fallait oser. Je l’avais fait. J’étais allé aux Halles, j’avais foncé vers la boutique Adidas. Fini le boxer qui colle aux cuisses, je changeai de maillot. Un slip rouge avec trois rayures blanches sur le côté, un moteur à propulsion. Rouge, rouge Ferrari pour fendre l’eau. Mais un poil trop serré. C’était important pour la motivation, essentiel même. J’avais sept mois pour être frais. Ce slip, c’était la promesse de verticalité de la goutte de sueur, des pecs aux abdos. Des épaules plus larges, des bras veinés, des hanches étroites. Et la confiance. La confiance sur le transat, la confiance du selfie sur la plage. Je m’y voyais déjà. Ça n’a pas de prix. Ou plutôt si : rester focus, même en décembre.
J’allais l’essayer pour la première fois, ce slip, mes jambes en tremblaient d’excitation. Et c’est là, au moment où j’ai plongé dans l’eau, j’en suis sûr, je ne peux pas me tromper, c’est là que je l’ai entendu.
« Non mais on peut plus nager tranquille ! »
C’était une voix de caneton effrayé mais hargneux, seul au bord de la route, éloigné de la petite mare, frôlé par les voitures. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Le plaisir de la nage, c’est le silence. On passe une heure sous l’eau, en apnée du dehors. Quelques secondes à la surface pour voler de l’oxygène et redescendre se calfeutrer les oreilles. Plus de mails, plus de mot de passe oublié. Le nageur ne pense pas, non, c’est un muscle qui se tend et s’allonge, un battement devenu battement.
En reprenant mon souffle au bout de l’allée, j’ai entendu son rire. Un rire reconnaissable entre tous, haut perché et hoquetant, le rire de quelqu’un qui croit toujours avoir raison. Ces gens-là ne devraient pas avoir de rire. Et peut-être par instinct, un instinct de survie, je suis reparti, de pirouette en pirouette, sortant la tête de l’eau le moins possible, nageant longtemps sans m’arrêter, jusqu’à la crampe qui remonte du pied à la cuisse, jusqu’à la soif, jusqu’au tambour de sang dans l’oreille. Sous la douche et dans les vestiaires, je me suis repris. Je ne voulais pas baisser la tête, je ne voulais pas frôler les murs. Prêt à parler, j’ai regardé autour de moi et je n’ai vu personne.
Au travail, je me suis mis à douter. J’en ai parlé à Léa qui s’est moqué de moi. « Pas lui, impossible ! »
Léa m’a expliqué, article de Paris Match à l’appui, qu’il allait à la piscine du Ritz. Que de toute façon, une piscine publique, c’était trop exposé. Et trop populaire pour quelqu’un avec des idées comme lui.
J’ai continué à me lever le matin, focus. RER, vestiaire, douche, bassin. J’avais lu des articles, dont un blog qui parlait de sa nouvelle compagne, plus jeune que lui de vingt ans. Elle habitait dans le quartier, il n’était pas loin. J’ai commencé à sentir une plaque sur ma poitrine, écrasant lentement mes poumons contre mes côtes. Je peinais à retrouver mon souffle, mes jambes étaient lourdes. Le slip à propulsion me grattait. En inspirant pendant le crawl, je jetais des coups d’œil. Sous l’eau, je guettais sa présence.
J’ai décidé de mettre des lentilles. Déflagration de contours. J’y voyais clair, et toute la magie amniotique du bassin a disparu. Les rognures d’ongles et les touffes de cheveux sont apparues dans les vestiaires, comme la moisissure du faux-plafond et la rouille des huisseries. J’ai vu les corps aussi, des varices, des ecchymoses, de la graisse débordant des maillots. Au fond de l’eau, j’ai vu des piercings abandonnés, des clefs de casier, des chouchous délavés par le chlore et même un étron.
Démonstration irrécusable de la loi selon laquelle toutes nos peurs s’accomplissent, j’ai fini par le reconnaître.
Éric Zemmour, en chair et en os.
J’avais la preuve que ce n’était pas qu’une créature médiatique inventée par je ne sais quel milliardaire, ni un pantin articulé dont les mécanismes seraient cachés par un costume. Il avait un corps, malingre et paludéen, un corps qu’il devait entretenir. Qu’il devait faire fonctionner et qu’il devait aussi partager dans un lit, un corps avec
des fluides et des besoins. Un vrai corps, le corps de quelqu’un qui existe. Jamais je n’ai trouvé l’eau aussi visqueuse.
Que fallait-il faire ? Que faire plutôt que de sortir du bassin, me frotter jusqu’au sang ? J’ai pensé qu’avec plus de courage, je me serais approché de lui pour lui murmurer : « dégage, c’est pas ta piscine. » Avec plus de détermination, je l’aurais collé, derrière lui dans l’allée sans jamais le doubler, en tapant de ma main sur son talon jusqu’à ce qu’il devienne fou, qu’il renonce, qu’il se casse. J’ai pensé ramener Mehdi pour qu’il lui propose du shampoing hallal sous la douche, par politesse. Et lui sourire, le regarder, lui parler de la bataille de Solférino, lui dire combien Mehdi et moi on était fiers d’Iéna, que Lyautey était un grand homme, que la colonisation avait eu du bon, qu’on était fiers d’être français, tellement fiers qu’on s’était marié. J’ai pensé rouler une grosse pelle au maître-nageur, twerker sur sa chaise et nager en burkini. J’ai voulu expliquer aux petits vieux que les boutons et les plaques rouges n’avaient rien à voir avec les dragoncelles, j’ai voulu prévenir l’administration que le racisme était contagieux et qu’il faudrait vidanger la piscine vite, aussi vite que possible. Peut-être qu’avec ça, il serait parti. Peut-être pas, mais j’aurais au moins essayé. Je n’ai rien fait. Et maintenant c’est trop tard, cette piscine c’est la sienne.
Moi je vais nager ailleurs, focus.
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