Enfance

Tout est immobile et comme éclairci, repris à la brume mouvante et vierge. La lumière découvre la terre, la cour aux enfants, la cour aux bassines disposées pour le bain. On lave les petits, on remplit les bassines, on partage les corvées du samedi. Les femmes brossent le linge, initient les plus jeunes au secret. Leurs rires intimident les adolescentes, pas toutes vierges, n’ayant pour seule réponse que des yeux baissés, un sourire en coin, cet air de ne pas y toucher, de ne pas regarder les garçons – ceux qui jouent aux cartes, ceux qui poussent leur brouette pleine, ceux qui les bousculent parfois lorsqu’elles rentrent. Elles s’appliquent à la tâche.

  La Petite n’est pas encore une femme. On ne l’appelle pas, on ne la bouscule pas. Elle grandit et sa mère dit :

— Bientôt, tu porteras un soutien-gorge

 alors elle entend

— Bientôt, tu ne joueras plus dans la ruelle rouge.

et en devient bossue, n’aime plus les jeux et leurs courses folles. 

  Ce jour-là, elle tire au corner et lève le doigt en directeur du gardien pour mieux viser, la foule crie, agite ses bras au-dessus de la tête. Elle tire pour la deuxième fois. Une fille de l’équipe adverse a jeté du sable pour l’aveugler et elle a marqué contre son camp avant de lui foncer dessus

— J’vais te casser la tête

et les deux jeunes filles se sont affrontés nez à nez

— Tu me traites de tricheuse ?

— Non, je te traite de menteuse

— Traite-moi encore, tu vas voir

avant de se cracher dessus, de se gifler, de froisser leurs visages avec de la terre ramassée par terre dans les mains. Elles sont disputées jusqu’à déchirer leurs hauts, et il a été décidé en les séparant que la Petite tirerait encore. 

  Elle se tient au cornet et, levant un doigt vers les pneus entassés en guise de poteau, projette le ballon loin dans la ruelle à l’instant où déboule un taxi. Le ballon heurte le capot, rebondit sur le pare-brise près du caniveau, entre les parasols.

En une seconde, elle prend le chemin opposé, court à toute jambe et, au plus profond de la ruelle s’enfonce, dans les raccourcis enjambe les flaques d’eau et glisse entre les corps dans la boue. 

Le chauffeur va la poursuivre, il la poursuit déjà, il est à sa trace. Il court après une silhouette partie au loin, il veut l’attraper, cet enfant malpoli, le ramener chez ses parents, en le traînant par le col, en traînant par les oreilles ce vaurien. Il paiera les réparations de la tôle froissée, du parebrise, de rétroviseur. Mais il ne sait pas, le chauffeur, que le petit garçon est fille et que personne ne paiera, personne, pas même sa mère, qui n’est pas là, pas même son père à l’autre bout du monde, personne ne paiera parce qu’elle court vite. 

Elle dévale le terrain vague et un pont précaire, le modeste champ d’une petite vieille : elle court pour fuir le chauffeur et la fin de l’enfance, les tu porteras bientôt un soutien-gorge, les attends un peu que je t’attrape, elle suit le soleil et le vent chaud, qu’elle fend des deux mains, et ses jambes renouvellent un cercle sans cesse étourdi de lumière : pas un point fixe, si ce n’est le ciel sous les pieds, le ciel entre les mains, le ciel dans le ventre, quand elle tombe. 

Le chauffeur a arrêté de courir depuis longtemps, après les raccourcis derrière les maisons. Il a cessé de la suivre. 


Publié

dans

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire