Éva Ferenczi

SEVERINO – ÉPISODE 1 

Une simple conversation avec Severino, le portier, dévoile des terribles secrets enfouis entre les ombres de Paraíba et les lumières de Rio. Pour notre premier feuilleton, la plume incandescente d’Éva Ferenczi, vous plonge dans un univers violent mais poétique, où seule la survie compte. Découvrez dès maintenant le premier des quatre épisodes.

Je rentre à la maison. Je rentre chez moi. Je pense à la porte haute, aux barres métalliques et à leurs pics qui s’élèvent vers le ciel. Bien avant d’arriver devant la porte, je pense aux barres qui forment le portail par lequel je dois passer pour rentrer chez moi. Maintenant, je suis devant chez moi. Mes talons foulent le sol, ma jupe foule le sol, mes hanches minces se détachent dans la nuit, sous la lune. J’ai froid et je ne peux pas ouvrir. Severino traverse la cour avec sa démarche chaloupée. Je ne veux pas qu’il se presse, ça me ferait suer qu’il se presse de revenir à son poste pour ne pas me faire attendre, alors qu’il est juste parti pisser, pisser ou chier ou faire autre chose. Je me sens comme une tour au-dessus de mes talons, à la fois légère dans mes vêtements qui collent et pesante, écrasée par le poids de la bière que je transporte, du sac de glace, de la nuit.

Severino regagne sa loge, m’ouvre, et enfin, je rentre. Je n’arrive pas à me décider : est-ce que je lui parle ou monte ? Est-ce que je prends du temps pour lui parler ? Je n’ai pas tranché que je suis déjà sur le pas, butant le seuil de sa loge avec mon pied, les yeux dans la télé.

— C’est où ? je demande.

— Goiás, ils sont en train de chercher ce type, Lázaro, le gars en fuite.

Lázaro est un cinglé, m’explique Severino, un mec de Bahia qui a atterri à Goiás. Deux fois évadé de prison. Cette fois, il a tué une famille entière, ils étaient quatre : la femme, son mari et les deux enfants. Deux jeunes garçons, un ado de douze, un de quatorze. Des enfants ronds et blonds ; des enfants bien gardés, bien nourris, avec des sourires doux, des têtes rondes, et de la graisse sur le corps. Avec un 30 millimètres, il les a tués. Puis, il a laissé tout le monde pour mort dans la propriété. La maison vide, spacieuse. Le jardin vide aussi. Le terrain, les bœufs. Des bœufs sombres, épais, il les a laissés sans surveillance, libres. Il est reparti sur la route. Il a chopé une caisse, envoyé valser le conducteur directement sur la voie — le gars au volant est allé rouler-bouler, s’écraser sur le bas-côté. Lázaro a quitté Ceilândia, ça faisait trop de morts, il a rejoint Cocalzinho. À Cocalzinho, il a foutu le feu à la voiture. Puis, il a recommencé son coup. Il est entré chez des gens. Des gens comme ça, pas des éleveurs, ni rien. Juste des gens, simples.

Severino agite sa main comme une crécelle : — Des petites gens, il dit.

Un couple et leur fille de quinze ans. À ceux-là, il leur a demandé de se foutre à poil, homme comme femmes. Ils se sont retrouvés en dessous. Il a demandé à la mère et la fille de cuisiner quelque chose. On n’a pas su ce quoi, mais ce devait être de la viande, des haricots, du riz. Lázaro avait le corps fatigué, il avait besoin de quelque chose qui puisse lui redonner des forces.

La fille et la mère, penchées au-dessus de l’évier, lavant les légumes, se retenant de pisser, tremblant de peur, les jambes ramassées l’une contre l’autre quasiment en fusion pour retenir le flux. La flamme du gaz, le coton de la culotte, le ventre noué, avec cette envie terrible de pisser. Lázaro avait besoin de manger de la vraie nourriture, pas juste des choses ramassées sur la route dans les poubelles. Après le repas, il les a fait sortir et marcher jusqu’à la forêt, entrer dans le lit de la rivière. Il leur a demandé de ne surtout pas marcher sur le sable, seulement dans l’eau, pour ne pas laisser de traces, pour dissiper les odeurs, éconduire les chiens-flics. Il les a baladés pendant un certain temps, comme s’il cherchait à les épuiser, mais il ne les a pas tués. Il les a attachés à un arbre et les a laissés là. Étrange. Deux heures plus tard, la police les a retrouvés dans un état de merde. Évidemment, aussi bien la police que la famille avaient reconnu le tueur de Ceilândia.

— Psychopathe, violeur ! Severino hurle, tueur, violeur ! Violer, c’est un truc de psychopathe.

Il se prend la tête dans les mains et appuie au fond de ses pupilles comme s’il voulait faire des trous, en finir définitivement avec les images qui apparaissent dans sa tête. Ça le fait souffrir.

Lázaro a laissé des traces partout, je m’étonne que la police ne l’ait pas encore pris.

— O cara conhece o mato, Severino brame.

Alors j’imagine Lázaro remonter le cours de la rivière, marcher toute la nuit, juste lui, tout seul, marcher le long de cette rivière qui absorbe son odeur humaine, la noie ; une odeur qui n’est certainement pas très différente de celle du chien probablement, une odeur de transpiration, d’excitation, de peur, de rage, une odeur chimique. Cette odeur lourde, mélangée à celle du plomb, inodore, explosive. Le plomb laisse des traces et s’infiltre partout, la peau, les cheveux ; il fait chaud et humide, et le plomb colle dans ses cheveux, au fond, dans les racines, dans le creux des aisselles. Lázaro avec ses yeux noirs, ses cheveux noirs bouclés. La même peau que Severino, pure, respirante, propre, gorgée d’eau.

La forêt, je l’imagine telle qu’ici, à Rio, verte, étouffante, intriquée, à la télé pourtant, on ne voit que de la terre orange, rouge, sablonneuse — on dirait qu’elle prend feu. C’est plat, il manque des vallons, du relief, de petits monts, quelque chose pour embrasser le paysage, une ligne d’arrivée, un pourtour ; au lieu, un continuum de poussière. Les policiers, les hommes, avec leurs gilets pare-balles, vêtements noirs pesants, blessants, têtes chauves, fesses charnues, rondes et musclées. Les quatre-quatre à côté d’eux, autres bêtes féroces, jambes arquées comme des fauves, campés, sur la terre rouge. Lázaro, c’est le type le plus recherché du Brésil, en ce moment.

— Foragido conseguiu escapar e se esconder no mato, agora vai sarrar, dit Severino.


Épisode 2 :

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Épisode 3 :

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Épisode 4 :

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