La fille de Madame Kovalenko

Madame Kovalenko a façonné sa fille comme une œuvre d’art en l’isolant du monde. Le jour où elle décide enfin de la présenter au village, c’est l’heure de vérité. Entre obsession et mystère, cette réception réserve une surprise aussi troublante qu’inattendue. Jusqu’où une mère est-elle prête à aller pour créer la perfection ? 

Madame Kovalenko avait une fille, d’un premier mariage qui l’avait laissée veuve. L’enfant était née sans tare. Son visage était gracieux, elle ressemblait à sa mère. D’ailleurs, Madame Kovalenko y avait beaucoup œuvré. Pendant la grossesse elle avait pris des potions et massé son ventre pour qu’il modèle l’enfant.

Elle l’éleva comme un trésor à protéger du monde, si bien que dans les premières années de sa vie personne ne put l’approcher, tout au plus avait-elle une nourrice. C’était surtout les femmes que craignait Madame Kovalenko. Sa fille ne devait avoir qu’une seule mère, la nourrice n’avait pas le droit de lui donner le sein.

Les premières années, Madame Kovalenko se chargea elle-même de l’éducation de sa fille. Le matin, elle l’habillait, la peignait et lui appliquait des pommades, elle lui faisait la conversation et lui contait les histoires qu’on lui avait contées autrefois, lorsqu’elle était enfant. L’après-midi elle lui faisait la classe, lui apprenait les mots, les nombres et les cartes, sans qu’elle n’ait jamais à quitter sa chambre. Ensuite, à l’heure de la promenade, Madame Kovalenko appelait la nourrice et elles sortaient ensemble faire leurs courses avec la petite dans son couffin. On baissait la voilette et l’enfant pouvait sortir, escortée par ses chaperons.

Toutes les journées se répétaient ainsi.

Parfois, Mme Kovalenko rentrait fébrile de la promenade, avec une nouvelle robe pour sa fille, ou un ruban neuf, qu’elle lui faisait aussitôt essayer. Quand l’étoffe convenait, la mère et la nourrice s’extasiaient devant l’enfant fraîchement vêtue et toutes sautaient de joie.

Souvent, quand elles sortaient, elles entendaient les gens du village faire des commentaires sur leur passage. « Pauvre femme, elle doit l’élever seule ! », ou « Elle n’a pas supporté la mort de son époux, heureusement qu’elle a cette enfant » et puis, « c’est tout de même étrange, la petite est arrivée plus d’un an après la mort de Monsieur Kovalenko ». On commençait aussi à trouver curieux de ne jamais l’apercevoir. Les années passaient et elle ne sortait pas de son couffin, dont seule la taille variait et courbait davantage le dos de la nourrice.

Les commentaires devenaient moins obligeants, on soupçonnait qu’il y ait un vice à cacher, une difformité, une mine ingrate, une santé fragile… Quand on saluait Madame Kovalenko, on lui demandait souvent : « Est-ce que nous verrons la petite, un jour ? ». La mère esquissait un sourire distant et prenait rapidement congé.

Elle jubilait de susciter tout ce mystère qui donnait de l’importance à sa progéniture. Elle était fière de l’instruction très confidentielle qu’elle avait choisie pour sa fille et qu’elle considérait d’ailleurs comme sa plus grande réussite. Du reste, c’est vrai que l’enfant était très sage. Elle ne bronchait devant rien, jamais il n’y avait à la gronder. Parfois, quand même, la mère haussait le ton, comme ça, pour vérifier que la petite serait docile. Elle l’était. Son menton tombait, ses yeux se fermaient, et on ne l’entendait pas.

Un jour, Madame Kovalenko décida qu’il était temps de présenter l’enfant au reste du village. Les années passées à dissimuler la petite semblaient lui assurer un grand moment de triomphe. La perfection de sa fille prendrait de court tous les soupçons et les médisances du public. Mme Kovalenko avait beaucoup travaillé, il fallait à présent montrer le fruit de son travail.

Elle choisit la date du septième anniversaire de sa fille et envoya des cartons d’invitation à tout le village plusieurs semaines avant l’échéance. Elle voulait faire les choses bien. Elle passa des jours à préparer la petite. Lui choisir la tenue appropriée. Arranger ses cheveux, lui faire des masques au miel, aux œufs ou à la fécule de maïs pour définir ses boucles. Préparer des coiffures, des bijoux, des parfums. L’exercer au chant pour qu’elle sache émouvoir la galerie. Apprêter la chambre qui recevrait les invités. Dégager quelques meubles, faire la poussière, nettoyer les vitres, changer les rideaux, décorer les abat-jours, poser de nouveaux cadres, mettre un couvre-lit neuf. Installer plusieurs guéridons pour servir le thé, commander le nombre suffisant de pâtisseries. Tout devait être parfait pour la réception et la présentation de l’enfant.

Le grand jour arriva, Madame Kovalenko ne tenait plus en place. Elle ne cessa de presser sa fille pour qu’elle se tienne prête à la rendre fière. La fille ne disait mot, apathique, étrangère aux mouvements de sa mère, elle attendait que cela se passe. Depuis le matin, les invités se pressaient autour de la résidence. Une longue file de villageois, surtout des femmes, patientaient pour entrer. La curiosité l’emportait sur l’impatience et on se tordait le cou pour essayer d’apercevoir quelque chose à travers les fenêtres. Madame Kovalenko, depuis son poste d’observation dans la chambre de la petite, regardait le village s’amasser devant chez elle. Quand elle jugea qu’il y avait assez de monde, elle demanda qu’on fît ouvrir les portes.

Les convives ne se firent pas prier et tous s’engouffrèrent dans la maison. On se bouscula pour être les premiers à atteindre la chambre. Madame Kovalenko leur souhaita la bienvenue et les remercia d’être venus si nombreux. La chambre était pleine à craquer et il y avait encore du monde dans le couloir. On se poussait, on se marchait sur les pieds pour essayer de voir quelque chose. Mais le rideau du lit à baldaquin était tiré.

Après avoir rappelé à la mémoire son défunt mari, et partagé son émotion et sa hâte de présenter leur enfant, Madame Kovalenko ouvrit le rideau et laissa enfin voir la petite.

— Voici ma fille, dit-elle. Une larme de gratitude roula sur sa joue.

Dans la chambre un grand silence s’était installé. On n’entendait plus rien, à part le feutrement des pieds sur le parquet et quelques toussotements.

— Ariane, ma chérie, dis quelque chose à tes invités, demanda alors la mère.

L’enfant ne réagit pas et garda ses lèvres pincées.

— Ariane… appela encore la mère avec un ton mièvre pour l’amadouer.

Il n’y eut pas plus de réaction. Elle est timide, commenta la mère en se tournant vers l’assemblée avec des petites mimiques artificielles pour dissimuler sa gêne. Elle préfère chanter.

Elle revint à sa fille et reprit du même ton mièvre et aliénant : 

— Elle va chanter hein, hein elle va chanter la petite Ariane… Allez ma chérie, on va chanter !

D’un mouvement du menton, Madame Kovalenko fit un signe à la nourrice pour qu’elle lance la musique, et les deux femmes se mirent à chanter avec l’enfant. Quand la mélodie s’arrêta, tout le monde applaudit et félicita la mère.

— Bravo Madame Kovalenko, c’est une merveilleuse enfant que vous avez là !

— Oui une très belle petite, elle vous ressemble comme deux gouttes d’eau !

Les villageois se pressèrent ensuite de partir comme ils s’étaient pressés de venir. Après avoir dévalisé les guéridons chargés de gâteaux et s’être approchés du lit pour saluer la mère et bien regarder la fille, ils prirent congé et décampèrent tous à peu près en même temps.

Au début personne ne dit rien, on échangeait des regards lourds, on n’osait pas rompre le sentiment d’incrédulité générale qui régnait.

— Mais… c’est une poupée ! s’exclama enfin l’une des convives.

— Oui, dirent les autres villageois, c’est une poupée.


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