À l’occasion de la parution prochaine au format poche du roman Le confinement de Lol V. Stein dans la collection « Folio », nous sommes heureux de vous présenter, en ce second dimanche de reconfinement, les premières pages de cet écrit bref, dense et sensible signé Marguerite Duras. Comme à son habitude, l’écrivaine nous livre ici un anti-récit fragmentaire, transgressant les limites de la narration et faisant signe vers une forme-sens discursive afin d’exister pleinement dans un pur dehors du langage. Nous remercions chaleureusement les éditions Gallimard de nous autoriser à reproduire cet extrait.
Pour Tieu Hong.
Pour G. J.
Pour Sonia.
Temps couvert. Gris.
C’est une façade d’un beige jaunâtre. Les volets sont clos. Presque tous. La rue déserte.
Du côté du salon où elle se trouve, Lola Valérie Stein détourne nerveusement le regard de la fenêtre. Les murs sont nus. Me voilà encore seule, murmure-t-elle. Assise sur la table à manger, Lol boit un second bitter campari. Elle a un bref rictus. De dégoût. De fatigue aussi. D’inquiétude sans doute. Elle marchait dans le couloir de l’entrée lorsqu’il lui a subitement semblé que c’était une bonne idée de s’asseoir. Une idée en tout cas. Il fait très tiède. Trop tiède, peut-être, pour rester debout. L’enfant n’est plus là. La gouvernante est venue tout à l’heure l’emporter à l’école. Le déposer. Comme un paquet. Et Lol V. Stein est satisfaite. Profondément satisfaite de ne plus voir l’enfant qui laisse toujours pendre ses jambes le long du fauteuil trop grand. Cet enfant mâle qui demande sa mère quand il a faim. Et qui a toujours faim. Et qui attend toujours quelque chose. Cet enfant sublime disent les autres. Forcément sublime. Et qui s’ennuie probablement ici. Lui aussi.
Lol, elle, n’a pas faim, elle a soif. Une mouche tourne mollement autour de la boisson orangée. Lol se lève, allume la radio. Elle pense à son enfance. À toutes ces nuits où elle s’endormait dans sa chambre en écoutant sa mère jouer l’adagio d’une sonate de Mozart. Laquelle ? La douzième. Peut-être. Sûrement la douzième.
Oui.
Elle pense à cette musique qui a accompagné les nuits de son enfance. Enfance pleine de silences. Pleine de sa mère. Infatigable. Elle était comme un monstre de détermination, sa mère. Et d’autorité aussi. La maladie de la mort l’a emportée dans sa retraite de Mézières-lez-Cléry. Tant mieux, pense Lol en baissant légèrement le volume. Les trajets étaient trop longs. Agaçants. Et puis il faut bien parfois savoir se laisser emporter. Cette mouche est pénible. Cette enfance aussi. Lol la chasse d’un revers de la main. Elle s’approche de la fenêtre. Une voiture passe rue Saint-Benoît. Lol fait quelques pas et s’assied à son bureau, devant son livre.
Le livre qu’elle doit écrire.
La petite mort.
Commencé lors de son arrivée ici. Sûrement. Ou peut-être avant ? C’est un livre très simple. Mais difficile. Lol sait qu’elle doit écrire ce livre, que sa vie en dépend. Qu’elle n’a pas le choix. Mais elle ne parvient pas à poser les mots sur la feuille. Elle n’y arrive pas. Ils sont comme autonomes et ils ne veulent pas s’accrocher à la page, les mots. C’est trop intime et trop vrai aussi ce qu’elle doit y mettre, sur le papier. Elle lève lentement le regard vers le frigidaire et les souvenirs valsent devant ses yeux.
La rencontre de Tieu Hong dans ce café de Trouville. Le matin. L’odeur du tabac chaud et du vin rouge séché sur les nappes. Son sourire aussi. lls s’étaient rencontrés comme ça, comme tout le monde se rencontre. Lol avait aimé Tieu Hong. Immédiatement. Elle lui avait aussi beaucoup donné. Trop, sans doute. Peut-être ne possédait-elle pas ce qu’elle avait voulu lui offrir. Lorsqu’il riait, on voyait les incisives de sa mâchoire supérieure légèrement écartées. Quand Lol regardait ces dents, elle avait toujours envie de le frapper au visage. De toutes ses forces.
Comme pour sortir d’un mauvais rêve.
Aurait-elle tant changé ? Lol marche doucement vers la salle de bain. Naufragée. Elle se regarde dans le miroir. Elle est pourtant encore jeune. Presque jeune. Quand finit-on d’être jeune ? Elle porte une veste d’homme, un pantalon noir. Maigre. Comme légèrement brisée à la charnière des reins. Elle regarde ses jambes et ses joues rougies. Lol est entrée dans l’ivresse. Cela fait longtemps déjà qu’elle la suit pas à pas, l’ivresse, qu’elle la marque. Comme on marque un animal. Comme le crayon marque le papier. Lol entrouvre la bouche. Rien. Un peu de silence de plus. Il y en a beaucoup à l’intérieur, aussi. Des larmes chaudes coulent sur les joues empourprées de Lol. C’est la fatigue, certainement. D’avoir tant couru après l’amour.
Ces cent soixante-douze jours de liberté ont été pour elle une parenthèse furieuse entre deux grands temps morts. Après avoir envoyé l’enfant chez des cousins éloignés, elle a consommé avec avidité le moindre échange. Elle a chassé tous les face-à-face. Elle a tant joui entre les mains d’hommes nouveaux, inconnus jusqu’alors. Elle a aimé passer ce temps tempes contre tempes. Sexe contre sexe. Elle a fait fonctionner énormément cet amas de chair, cette machine de muqueuses emmêlées qu’on appelle communément l’amour.
Et puis elle a couru les avenues. À la recherche d’autres hommes encore. De départs, de navires, de traversées du silence. Elle a voulu embarquer. Avec n’importe qui. N’importe qui d’autre qui, comme elle, cherchait à s’assembler, à s’agréger à la vie d’autrui. Lol aimait ce monde nouveau, ce monde étrange et imperturbable, où chacun avançait masqué. Certains soirs, allongée nue dans des lits anonymes, elle se sentait si libre qu’elle croyait entendre l’océan lointain, le Pacifique presque, là-bas, derrière les cloisons. Et les hennissements des mouettes passant au mois d’août sous les fenêtres lui rappelaient sa jeunesse à Phan Thiêt, ses longues attentes solitaires dans les ports des tropiques et le cri du cormoran, le soir, au-dessus des jonques.
Lol sort de la salle de bain. Elle s’approche de son lit, elle tire l’édredon. La sonnette de l’entrée. C’est J. Le voici. Elle reconnait son pas. C’est comme s’il avait toujours été là, dans cet appartement, ce pas, depuis le premier jour.
Comme si elle l’avait toujours su.
Il entre.
S’incline.
– C’est drôle. Que tu sois là. Personne ne vient jamais par ici.
– Moi, si. Parfois.
– Parfois. – Elle sourit. – Oui.
– Et puis les choses ne se passent pas seulement à l’endroit où elles se passent.
– Oui mais ici rien n’arrive de romanesque. Jamais.
Silence.
J. pénètre dans le vestibule. Il tire lentement un paquet de cigarettes anglaises de la poche de son veston gris clair, dépose son attestation de déplacement sur la table et s’assoit sur le rebord de la fenêtre.
– Alors ? La vie, maintenant, elle est tranquille ?
– Assez. Je dors. Surtout l’après-midi. Et les choses commencent à exister sans moi. Surtout lui.
– Il est peut-être possible que ce ne soit pas entièrement cela, dit-il.
– J’écris aussi, parfois.
– Un livre ?
– Un livre. Oui.
– Et ce livre, est-il important ?
– On ne peut jamais décider de si les choses sont importantes.
– Et comment t’y prends-tu ?
– Je mets des mots. Plusieurs mots. Et ça fait une phrase.
– Ce n’est pas écrire, ça.
Il la regarde.
– C’est drôle, tu n’as pas changé. Tu te tais toujours de la même manière, en somme. Et de quoi parle-t-il ?
– Le livre que je n’ai pas écrit ?
– Oui.
– Il ne parle que de toi. De ton absence plutôt.
Silence.
– Mais je n’y arrive pas. J’ai l’impression de devenir folle, certains jours. – Elle s’arrête – Je suis distraite, tu sais.
– Par quoi ?
– Le néant.
Silence.
– Tu n’écris pas ?
– Je fais semblant. Je m’allonge et j’écoute les craquements des murs. Jusqu’au vertige.
– Tu t’ennuies ?
– Non. Je prends trop de médicaments pour ça.
– C’est fascinant de te voir vivre, dit-il. Et terrible.
Elle attend.
– Quand tu dis cela tu ne veux pas seulement parler du ça, tu veux parler de toi et puis encore d’autres choses.
Silence.
– Et Tatiana ?
– Elle m’a parlé.
– Quand ?
– L’été dernier à Tarquinia. Je crois qu’elle ne me connait plus. Elle récite qu’elle ne me connait plus.
– Quand tu dis ça je vois ton silence et elle, elle devant ton silence.
– Je ne sais pas.
– Que désires-tu ?
– Tu ne devrais pas parler comme ça, dit-il.
– Et demain ? Et après ? Et nous ? Et eux tous ?
– Je ne sais plus.
– C’est une merveille d’ignorer l’avenir.
– De toute façon, il est toujours déjà trop tard, susurre-t-il.
J. écrase sa cigarette sur le rebord de la fenêtre. Il se frotte les tempes. Comme s’il était très concentré. Il ferme les yeux un instant. Et Lol le voit, comme s’il était déjà mort. Plusieurs fois il recommence. À chaque fois, elle le regarde. Lol saisit la bouteille d’une main. Il se laisse tomber dans le canapé comme on pousse un cri. Lol reste debout. Elle le domine de toute sa taille. La pénombre pénètre progressivement l’appartement. Il est 17 heures 30.
Lol regarde fixement le ciel vide par la fenêtre.
Et c’est la nuit déjà tombée.
– L’amour, il est perdu ? demande-t-il.
Le silence est franchi maintenant.
– Je crois, oui.
Bibliographie
Marguerite Duras, Le confinement de Lol V. Stein, éditions Gallimard, « Folio », 2017.
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