Tiphaine Mora

Du poison dans le placard

Un conseil : ne fouillez jamais dans les affaires de votre partenaire. Vous risqueriez quelques secrets déplaisants, l’autre visage. C’est un piège ! Ici, le narrateur, par accident, découvre du poison. Du poison, mais pour quoi faire ? Ou plutôt : pour tuer qui ? Un texte haletant, à l’écriture précise et virtuose, par Tiphaine Mora.  

Je ne fouille jamais dans les affaires de ma femme. 

Elle a son bureau au deuxième étage, son domaine où je ne pose pas les pieds. Elle est à la maison, mais pas au foyer. Elle y travaille. Grâce à ses revenus et à mon salaire de directeur d’agence bancaire, on a pu acheter cette villa sur les hauteurs, avec deux garages, cent mètres carrés de jardin et vue sur les champs de blé. On a peu de voisins ; juste des gens comme nous, des ingénieurs, des médecins. On se salue, on s’apprécie, mais on ne passe pas nos soirées ensembles non plus. Chacun vaque à ses affaires. Dans notre quartier, on respecte les vies privées. 

La maison est à trois kilomètres de la zone commerciale. Quand il fait beau, avec les enfants, on va à pied au cinéma ou au restaurant. Ils sont contents. Ma femme et moi, on fréquente la salle de sport une fois par semaine, elle le vendredi soir, moi le samedi après-midi. 

Nos familles respectives admirent nos réussites. Il faut dire qu’on s’est donnés les moyens. J’ai même eu des propositions d’évolution de carrière, mais pour ça, il fallait déménager et ma femme a toujours refusé. Elle dit qu’ici, on est bien. 

Je ne fouille jamais, disais-je, dans ses affaires. Jamais jusqu’à aujourd’hui. Elle m’a demandé de lui trouver un papier dans un tiroir. On est vendredi. Elle est à la salle de sport, les enfants sont chez les grands-parents pour le week-end. La porte de son placard, derrière moi, le genre de placard où on range des dossiers, était entrouverte. Alors, je ne sais pas pourquoi, j’ai regardé. 

La boîte en carton, au milieu des chemises et des porte-vues, a aussitôt attiré mon attention. Ma femme est ordonnée. Un Apple sur son bureau, un pot à stylos, un bloc-notes. Rien d’autre. L’emballage était criard. Un nom de marque, en caractères rouges et jaunes, en gros. Et une photo : un énorme mulot en train de se gaver de grains. J’ai ouvert. À l’intérieur, des sachets qui contenaient, à n’en pas douter, de la mort-aux-rats. Les pastilles trompeuses d’un bleu dégueulasse, un bleu de moisi, un bleu de mort, roulaient sous mes doigts fébriles. 

J’ai tout remis en place, exactement comme c’était. Je transpirais. 

Un rat dans la maison ? Quelle idée !  Notre agente d’entretien passe deux fois par semaine, et ma femme, maniaque comme elle est, repèrerait un acarien à des mètres à la ronde. Nos gosses ne tombent pas malades. On surveille leur santé de près : les microbes, les bactéries, ne sont jamais entrés ici. Chez nous, il n’a pas la moindre trace de poussière, même sous les tapis. 

Sur Google, fébrilement, j’ai tapé : mort-aux-rats, effets. Les symptômes apparaissent après quelques jours pour une dose élevée, après quelques semaines pour des prises répétées : sang dans les urines, saignement de nez, hémorragie gingivale, sang dans les selles, anémie, faiblesse. Était-ce vraiment de rongeurs, dont Google parlait ? Alors, j’ai imaginé. J’ai supposé. Car il n’y avait, c’était certain, aucun rat à tuer dans les parages. 

Et si ma femme me détestait ? Si, pendant toutes ces années, je ne m’étais pas aperçu que, pour une raison ou une autre, elle m’en voulait, au point de chercher à me liquider ? Si elle m’avait déjà administré le truc, réduit en bouilli dans un plat épicé ? Le produit fait effet en 5 à 7 jours… Oui, sur un corps de rat. Et sur un corps humain ? 

Pourquoi m’empoisonner ? Mon fric ? Nous nous sommes mariés sous le régime de la séparation de biens, et question compte en banque, elle n’a rien à m’envier. Si elle avait un amant, elle n’aurait qu’à divorcer. Ce serait tout de même plus simple… Non, non, impossible, je débloquais. Oui, je devenais fou. Je la connais, ma femme. On s’aime plus, on s’aime moins, qu’importe, on se connaît. 

Vraiment ? J’avais été frappé, un jour, alors qu’elle regardait jouer nos jumeaux de deux ans, par son œil étrangement distant et son aveu prononcé d’une voix robotique, glacée : « Parfois, j’aurais préféré qu’il n’y en ait qu’un. » Je n’avais pas répondu. Ça m’avait semblé complètement incongru, j’ai pensé qu’elle était très fatiguée, qu’elle ne savait pas ce qu’elle disait. Il arrive que choses sortent, comme ça. Comme si quelqu’un prenait le contrôle de notre esprit. Et tout rentre dans l’ordre, et on n’en parle plus. 

Et elle ? Est-ce qu’elle ne chercherait pas, quelquefois, à en finir ? 

Elle l’aime, cette maison avec jardin de cent mètres carrés. Elle aime ses lilas, ses rosiers. Les enfants ont de l’espace pour se dépenser, elle trouve ça sain. Et puis, des jumeaux, c’est pratique. Elle a été contente d’apprendre cette double grossesse : deux en un, une pierre deux coups, c’était fait. En plus, un garçon, une fille. Le choix du roi. Elle est bien dans sa peau, elle est bien dans son corps, elle aime son vendredi soir à la salle de sport. 

Elle est belle, elle est racée, elle rit, on l’envie, elle est en vie. Ma femme est généreuse, heureuse, elle donne volontiers, elle est contrôlante, mais toujours rattrapée par sa spontanéité. C’est un feu d’artifice duquel rien ne dépasse. Tout ça n’a pas de sens. Elle saura m’expliquer. 

En bas, la porte s’ouvre. Je ne vois pas, mais j’entends son sourire. Elle transpire, satisfaite, rouge et échevelée, radieuse. Je ferme les battants ; je ne demanderai rien. Après tout, elle ne doit pas savoir. 

Pour elle, je suis l’homme qui ne fouillerait jamais dans son placard. 


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Commentaires

2 réponses à “Du poison dans le placard”

  1. Avatar de iannone.graziella
    iannone.graziella

    Un texte court très incisif , tient le lecteur sur le fil du rasoir. La fin digne d’un film noir « laisser le cadavre dans le placard »…..

  2. Avatar de Nathalie AGIER
    Nathalie AGIER

    J’ai adoré. Et la fin laisse libre cours à l’imagination du lecteur !

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