Armand étouffe, l’actualité l’écrase, Instagram déborde de héros d’un jour, et même sa mère alimente la haine à la télé. Ce soir, chez sa sœur, entre silences gênés et paroles trop grandes, Cléo s’emporte, vibrante, incandescente. Et lui, figé, vacille.
C’était donc ça, l’été dans le Sud. Nos corps qui suintent, nos pensées qui se liquéfient et bientôt trente ans. Des vacances, un emploi, le salaire parisien, un penchant pour la drogue et presque aucune conviction. Sexuellement ? Définitivement absent. Armand n’a jamais eu aussi froid dans sa vie. Je crois que c’est parce qu’il demeure interdit. Tout va trop vite, trop fort. Et ça le plonge dans un immobilisme navrant. Il aimerait s’engager pourtant. Et même quelques fois, prendre parti. Mais il n’en a ni le temps, ni l’énergie. Il se demande : comment font-ils ?
Il culpabilise lorsqu’on lui parle de l’actualité, pour autant, il se refuse à prendre la moindre mesure qui lui ferait remédier à son manque de connaissance. Il s’en veut un peu, parfois. Comme pour les Européennes, lorsqu’il avait rejoint des amis sur le canal, qu’ils n’avaient parlé que de ça, et que lui n’avait rien eu à dire.
Le pire, c’est que la mère d’Armand, c’est son métier. Il se plaît à dire que l’apocalyptique, le sordide, le moche, toute la merde, elle en a fait son fonds de commerce. Il faut avouer qu’il n’a pas tort. Sa mère, c’est la quinquagénaire soignée, cheveux toujours coiffés, trop stricte, mais que t’as envie de corriger, qui balance des horreurs en continu sur une chaîne de télévision bas de gamme. Sans aucune interruption. On ne peut pas parler de journalisme, parce qu’il n’y a rien qu’un défilement continu de fait divers décontextualisés et de réactions pas si diverses : toutes gorgées de haine. C’est lourd. La vie vue sous un drôle de prisme. Et le pire, c’est que les gens regardent en boucle. Une boucle qui défile sous leurs yeux mis clos, s’immisce dans leur cerveau léthargique et qui prend finalement toute la place. On les croise partout. C’est au supermarché, à la piscine, dans la salle d’attente chez le médecin, dans le train. Partout.
Là, tout de suite, Armand s’en va dîner chez sa sœur, le Président de la République doit annoncer le ou la prochaine première ministre. Lui, bien sûr, il n’a pas la solution alors ne lui parlez plus d’actualité brûlante. Jamais. Et d’ailleurs, si elle brûle vraiment, comment se fait-il qu’elle n’ait jamais réduit personne en cendres ?
Parce que lui, ça l’a complétement cramé l’actu. Déjà parce que, même sans avoir de télévision, elle dégueule sur son fil d’actualité Instagram, comme si l’intégralité de ses potes étaient devenus des experts en politique ou mieux, des héros sur tout petit écran, les sauveurs de la démocratie.
Armand se tait lors du dîner. Et ça, ce n’est certainement pas le cas d’Antoine, un mec qui parle un peu trop pour quelqu’un qui n’a pas voté. Il réfléchit un peu, quand même. Il ne sait plus quel a été son film préféré cette année, ni si Cléo, la copine de sa sœur, lui plaît. Il ne sait toujours pas s’il aime le café avec ou sans sucre, et encore moins si la présomption d’innocence est un vieux concept à revoir. Il ne sait pas qui est l’actuel ministre de la Santé ni où l’on doit verser l’adoucissant, dans la machine à laver.
Finalement, il ne sait plus grand chose Armand. Et il s’en fout.
Alors maintenant, il faut en discuter et Cléo, la-copine-de-sa-sœur-dont-il-ne-sait-toujours-pas-si-elle-lui-plaît, ne le lâche pas avec ça, de tout le repas. Il la scrute, observe son jeu, fait mine de la suivre, puis se perd un peu, revient à ce qu’elle est en train d’expliquer, hoche la tête et répond « ouais, non mais c’est complétement fou ». Il est en train de resservir le vin lorsqu’elle s’emporte brutalement. Et là, subitement il est troublé parce qu’elle a les yeux tout embués. Elle est émue. Ouais, émue mais de quoi, de parler à quelqu’un ? de défendre son point de vue ? C’est toujours comme ça avec Cléo, Armand le sait. Lorsque les mots qu’elle emploie lui semblent justes, lorsque la réponse qu’elle obtient en échange la bouleverse, alors, face à vous, comme ça, en pleine communion avec l’autre, ou bien plutôt en pleine étreinte avec les mots de l’autre, alors là, sa beauté, sa sensibilité, absolument tout est sublimé. Elle transforme sa verve, qu’elle tord avec sa langue et extrait délicatement de sa bouche, en une violente incantation. « Aime-moi follement », voilà l’unique sous-texte à tout ce que Cléo raconte.
Armand y repense en débarrassant, d’abord la table puis le plancher. Il est touché, mais n’a plus le temps. Finalement, tout cela lui semble absolument désarmant.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.