16 ans. Hercule. Les premiers jeux amoureux et premiers frémissements du corps. Puis Paul. Les corps qui s’attirent de manière moins franche. Les pensées du personnage qui se perdent dans l’enfance entre les coups de reins, de Paul et le sexe trop hargneux. Dans un texte franc à l’écriture qui n’est pas sans rappeler Ariel Levy, Lili Nyssen nous entraîne dans la désillusion de l’âge adulte et la complexité des sentiments amoureux.
Je ne sais plus comment ça avait commencé mais c’était vers seize ans, avec Hercule, mon premier amoureux. L’initiative devait venir de lui, forcément. On disait c’est un jeu : cela se passait dans le noir, il y avait un début et une fin, des règles implicites. Je n’avais pas l’idée qu’on puisse s’unir comme ça, à la dure. C’était inimaginable avant Hercule. Qu’on m’enserre, qu’on m’écrase, qu’on me réduise. Qu’on m’empêche de bouger, les mains jointes par des écharpes d’hiver prises sur le porte-manteau. Je n’y aurais pas pensé. Qu’on ceinture ma parole, la bouche obstruée par une main moite ou une culotte. Tais-toi. Ta gueule. J’entends le murmure d’Hercule, seize ans, à mon oreille, j’entends ses mots grimper dans des zones ineffables, l’obscène retenu sur mon cœur. Ce qu’il dit me décentre, me rétame. Je suis presqu’au sol, j’existe un peu moins, un peu trop, je lui confie mon âme dont il décide – c’est le jeu – qu’elle est punissable. Je prends cher. Ça dure des heures et je fonds, tout est humide, tiède, âpre. Dans ces moments-là rien ne m’appartient plus. C’est un secret logé dans le fond du ventre et brûlant, un feu, t’aimes ça oui, salope oui, l’ivresse côtoie la honte. Me savoir inacceptable : je sens frictionner mes entrailles qui se tressent, se tordent comme par la faim. J’en veux encore. Je veux pire.
Quand ça s’est fini avec Hercule, quand l’appétit du monde a fini par manger nos émois, je suis partie. J’ai emporté ce secret avec moi.
Depuis, l’amour m’ennuie : déteste-moi, rétrécis-moi, annule-moi. Je ne veux pas être ton amoureuse mais ta chienne. Je ne peux pas m’empêcher – le reste, ça va deux minutes.
Ce que j’aime le plus, encore, c’est l’attente.
La suspension avant le verdict, terrifiée. Liée à l’autre et pendue à sa langue.
De Paul j’ai d’abord rencontré la mère, Carine, psychiatre, bourrée dans les mondanités littéraires. Elle avait tenu à me le présenter, car son fils, aussi, écrivait : je pourrais l’aiguiller vers une maison d’édition. Je m’étais faite happer par un groupe WhatsApp où elle avait planifié pour nous un rencart au Café des éditeurs, sur la place de l’Odéon. Paul était en retard. Carine m’avait occupée de bavardages, d’un Spritz et des framboises de son jardin. Il était arrivé, bougon, un gosse. Maman arrête-euh.
Je n’avais pas lu le manuscrit qu’il m’avait fait parvenir.
Des mois plus tard, il me recontacte. On boit du rosé dans le quinzième arrondissement de Paris, son quartier. Il est désormais journaliste en Ukraine, sa mère n’a jamais été aussi fière. Il n’y a pas de poste dans la presse parisienne, mais la guerre recrute. Entendre la mort c’est quelque chose. Il faut y être pour comprendre. Il est de retour pour les vacances, c’est le mois d’août, désert étouffant, je porte une robe longue à fleurs mi-saison, me liquéfie dans la doublure, j’espère qu’il ne voit pas, qu’il ne sent pas comme je sue. Sous les seins je sue. Sa peau et la mienne luisent au crépuscule, on se saoule dans une laideur complice. Sans transition je suis chez lui. Je découvre le parquet à poil dans la poussière. Il me balade par les cheveux, révélé dans sa hargne. J’ai en vue ses mollets secs et velus, ses tendons allumettes qui se succèdent sur le bois rayé. Il fume tranquillement une cigarette à laquelle je n’ai pas droit. Il aime parler. J’entends les mots les mots les mots, qui me font ployer.
Paul dit, me désigne, me décide. Je n’ai plus de prise, contrainte à l’immobilité, j’attends. Qu’il m’éteigne ou quelque chose comme ça, j’ai encore trop de vie ; j’attends demain, il dit demain, tu ne bouges pas jusqu’à demain, que je vienne te – et je pense soudain à l’enfance je pense à la grisaille au-dessus de la résidence. Les nuages qui filent donnent l’impression que l’immeuble va tomber. L’école est finie, nous avons acheté à la papeterie deux euros de bonbons à l’unité, deux euros ça fait environ cinquante bonbons. On a tiré à la déli délo qui serait le voleur et c’est moi. Il faudra m’attraper d’abord. J’ai couru me cacher derrière le sapin où on fait pipi mais les gardes, futés, que des garçons qui courent vite, m’ont retrouvée. Ils me conduisent devant le tribunal dirigé par la reine. J’ai volé quelque chose d’invisible, peut-être un diadème en pierres précieuses, alors je comparais devant les enfants des voisins. Ma mère jette un œil par la fenêtre, tout va bien, le soir tombe sans être vu. J’ai le palais râpeux, petites blessures au goût de sang à cause des langues de chat. Les autres feignent de tergiverser, puis m’envoient au piquet. Liée au réverbère d’une corde à sauter jaune fluo, je ne peux pas fuir, les nœuds hasardeux me tiennent en équilibre sur un bloc de béton, toute droite au-dessus du sol, offerte à leurs cris. Voleuse. Justice. Je ne rendrais jamais le diadème de la reine, je me préfère prisonnière, le trésor intouchable caché sous mes vêtements. Les voisins et leur chien ont l’œil suspicieux. La gêne les tient à distance, ils ont pitié ou ça les dégoûte, ou entre les deux. Ils balayent : les gamins. Que ça dure un peu plus avant la sentence finale, celle qui scelle le jeu, mon destin de voleuse. Sur mon poteau perchée, je désire ces mots-là. Je sais qu’ils me chamboulent, qu’ils inversent l’ordre du monde et injectent dans mon corps cette substance bizarre, comme liquide et chaude, agréable mais grave ; l’intuition que c’est moche. Personne ne doit savoir que je suspendrais le temps pour rester ici, dans le viseur des haines, des rires, des doigts qui montrent. Je redoute la formule, même si je la connais – c’est moi qui ai inventé ce jeu. J’ai dû entendre ce poème quelque part et depuis, tous les soirs, on joue à Demain dès l’aube. Le scénario est toujours le même – quand c’est moi la reine, j’expédie la trame pour jouer à autre chose. Je pourrais performer tous les soirs dans ce sens, moi voleuse, larguée à la cruauté des autres. Je ne comprends pas leur acharnement éhonté mais suis reconnaissante. Cette méchanceté qui m’assaille, ce n’est qu’un jeu, le supplice s’annulera bientôt car l’heure du dîner approche : dans quelques minutes, on remballe les trottinettes et on rentre chez nous, le ventre gavé de bonbons, pas de place pour la soupe et la tranche de dinde. Alors la reine sans diadème, sa majesté qui n’a pas mon secret, me cisaille enfin. Elle dit
demain
dès l’aube
vous aurez la tête tranchée.
La tête tranchée voyage dans l’enfance, le reste est heurté sans douleur. Ça rougit, ça bleuit.
Je reviens peu à peu à Paul qui me tourmente. C’est souvent comme ça, des pensées hasardeuses recouvrent les accoups. Je remarque dans les coins des miettes pas balayées, des araignées patientes. La canicule nous écrase. Dehors, les forêts se consument dans un crépitement sourd, les infos pleurent la terre brûlée.
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