Daka

Celui ou celle qui s’est un jour penché sur son arbre généalogique sait à quel point la question de nos origines demeure un mystère. Appelons cela : un entrecroisement des trajectoires. Dans ce texte drôle et touchant, Thibaud Juncker nous plonge au cœur d’Heurtebise, village du Berry, où a vécu un jour, dit-on, le grand Daka. 

J’ai d’abord pensé demander les détails de cette histoire à ma mère, à nouveau, puis ai résolu qu’il valait mieux en laisser les contours exacts à mon imagination. Pour te faciliter la tâche, cher lecteur, et afin que tu puisses identifier quels détails sont le fruit de mon imagination, et lesquels sont fidèles à ce qui fut, je te propose de faire le poirier.

Mes ancêtres, m’a-t-on dit, étaient venus de contrées germaines anonymes jusqu’au Berry pour y acheter un lot de terres et le cultiver voilà deux ou trois siècles. Ma mère et ses deux sœurs sont les dernières héritières de ce qui reste de la ferme et des terres alentours, autrefois travaillées par mon arrière-grand-mère, mon arrière-grand-père, et mes aïeux avant eux. Moi, je n’ai connu que mon arrière-grand-mère, elle, qui vécut jusqu’à un âge avancé et qui éleva ma mère, mais jamais je n’ai connu la vie des champs, de la terre, l’odeur du blé coupé et le chant des femmes qui le battent. À ma naissance, la ferme s’éteignait déjà lentement avec ses murs crépis et sa grange à la haute porte rouge, bientôt abandonnée.

Le village où s’étaient installés mes ancêtres et où avait vécu toute sa vie mon arrière-grand-mère, s’appelle encore aujourd’hui Heurtebise. Pourquoi un tel nom ? Probablement parce que le vent venait souvent peiner sur les murs de ce hameau, situé un peu plus haut que le reste de la plaine. On y trouve toujours éparses des maisons, une douzaine peut-être, et tout autour des champs jaunes l’été et d’une autre couleur plus triste l’hiver, parfois recouverts par une neige qui guérit tous les maux, à l’exception de la cécité.

Il y a de cela cinquante ans environ, dans une de ces maisons, à deux pas de chez mon arrière-grand-mère, arriva de la Mongolie un homme nommé Daka. Je ne me rappelle pas l’avoir vu, et pourtant je me souviens d’un homme de taille moyenne à la peau tannée arborant une fière moustache, les yeux bridés, sombres et habités, qui vivait dans une maison étroite à la cour fangeuse, quelque part entre ses poules, sa berrichonne et ses chiens, souvent ivre, indifférent à son sort comme à celui des autres.

Un soir d’hiver, les gendarmes l’avaient retrouvé dans sa voiture renversée dans un fossé, les vitres brisées, le corps gelé et durci par le froid qui l’avait emporté, et il semblait alors que cet homme des steppes était venu au Berry pour ne rien y accomplir. Il n’en était rien.

J’ai dit plus haut qu’il y avait à Heurtebise une douzaine de maisons, une douzaine de foyers donc, et une dizaine de familles environ. Ces familles étaient toutes sans exception, composées de membres présentant une apparence toute caucasienne. Ici une famille d’origine germaine, là une autre avec des origines italiotes, là encore une autre famille berrichonne, mais personne, à l’exception de Daka, ne semblait venir de plus loin que la Campanie ou la Prusse.

Pourtant, au fil des années, naquirent dans certaines de ces familles ce que mon arrière-grand-mère, Louisette, ne tarda pas à appeler, non sans malice, « les petits du Daka ». Voilà que dans une famille de parents et d’enfants roses comme des cochons, les yeux ronds comme des bottes de foin, naissait un enfant à la peau plus sombre et aux yeux incontestablement orientaux, puis un autre, et encore un autre. Il semblait en effet que Daka avait eu auprès des femmes du village un succès certain. Il avait ainsi, volontairement ou non, débuté une dynastie dont personne ne se souviendrait bientôt, quand une ou deux générations de silence auront fait oublier les égarements du Mongol (ou des femmes du village).

Plus que par la volatilité de ces dames, j’ai toujours été fasciné par la trajectoire de cet homme, venu des steppes ou d’Oulan-Bator, qui sait par quel moyen et à quel prix, pour s’installer dans un village d’un Berry oublié par tous, et y faire des enfants à presque tout ce qui pouvait en porter, puis, enfin, disparaître sans majesté, comme si la fin importait finalement peu en comparaison à la mission sacrée qui lui avait été confiée et qui, laborieusement, avait été accomplie.

  • Illkirch, Novembre 2019.
  • Barbusi, Janvier 2022.
  • Carbonia, Maggio 2024.

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