Chimère

Fata Ngom raconte un parcours de vie morcelé, autant de voix qui commentent ses faits et gestes, autant de pensées incontrôlables.

Je m’appelle Faakhée qui signifie mauvaise en sérère. J’ai 40 ans et je vis dans un petit village au Sénégal. J’avais un mari, j’avais aussi un fils. Mon mari est mort en voulant traverser l’Atlantique à la recherche de je ne sais quoi. Quant à mon fils c’est moi qui l’ai tué. Oui j’ai tué mon fils, mon seul et unique enfant. Je l’ai étranglé avec mes deux mains, je l’ai vu perdre son souffle, je l’ai regardé refroidir. C’était sans doute le deuxième plus beau jour de ma vie. Après celui de sa naissance bien sûr. 

Tout a commencé avec ce pêcheur. Ce maudit pêcheur qui venait troubler l’océan la nuit, y plongeant ses petits doigts comme s’il s’agissait d’un vulgaire vagin à conquérir, il ne nous a ramené que des frustrations, des regrets. Mais je ne veux pas parler de lui. Pas maintenant. 

Je n’ai pas toujours été mauvaise. Enfin… celle qui apparaissait devant le public était différente des « autres moi » qui restaient dans les coulisses, à l’intérieur de ma tête, prenant plaisir à me dicter ce que je devais faire. Je pouvais les entendre discuter ou se disputer sur : qui je devais accepter dans ma vie, quelles chaussures je devais porter, quelle mine je devais avoir pour le reste de la journée. Elles m’embrouillaient l’esprit, elles refusaient de me laisser tranquille. Elles étaient horribles. Parfois, elles me demandaient de faire des choses monstrueuses. Par exemple ne rien faire et regarder le chat avaler ses petits justes après l’accouchement. Il n’y avait qu’elles pour penser ainsi. Ces moi miniatures qui logent à l’intérieur de ma tête ne datent pas d’aujourd’hui ni d’hier, elles ont toujours été là, depuis mon plus jeune âge. On les a déposées dans ma tête, elles ne sont pas venues par hasard. Mère m’a transmise des cellules chimériques pas de maudites voix qui allaient ruiner ma vie. J’ai essayé de les faire taire, mais elles ne m’écoutaient jamais. Pour elles j’existais seulement quand j’obéissais à leurs ordres. J’étais une sorte de pantin, une marionnette contrôlée par des fils invisibles de la pensée. 

J’étais une petite fille, une belle colombe dont la blancheur n’effrayait pas les faucons, ces rapaces diurnes ne m’ont pas ratée. 

Il préférait midi. À midi, la maison était vide. Au début je ne comprenais pas ce qui se passait je le voyais bondir sur moi, enfoncer ses doigts à l’intérieur de mon vagin, puis hurler après. Il me disait que c’était normal, qu’il devait me préparer pour plus tard, pour quand je serai grande, que toutes les filles devaient passer par là avant de devenir femme. Que je ne devais pas avoir peur, que je ne devais rien dire à mère ni à personne d’autre. C’était notre petit secret.

J’avais appris la routine par cœur. Je savais exactement ce que je devais faire. Je ne devais plus attendre qu’il m’appelle. Après l’école, je passais directement dans sa chambre pour qu’il puisse hurler un moment. Ensuite, je remettais mon slip et je partais. C’était le premier faucon, celui qui a déposé les premières voix dans ma tête, les plus cruelles d’ailleurs. Elles m’habitent, alors normal que je les reconnaisse. 

J’avoue que j’ai la nostalgie du ventre de Mère, là-bas au moins j’étais en sécurité dans ma bulle. Il n’y avait pas de faucon ni de voix intérieure pour me hanter. 

Et comme mère, moi aussi j’ai connu le bonheur et le fardeau de donner vie. J’étais une mère comblée, qui couvait une belle âme à l’intérieur de son utérus. J’aimais mon fils, plus que tout au monde, il était tout pour moi, il était ma raison de vivre et j’étais prête à dévorer la terre entière ne serait-ce que pour faire pousser un petit sourire sur ses lèvres délicates, douces. Hélas ce qui est fait ne peut être défait. 

C’est vrai que mes voix intérieures m’ont suivie, elles ont cohabité avec moi pendant des années, contrôlant mes moindres faits et gestes. Mais elles n’ont rien à voir avec le meurtre de mon fils, elles sont innocentes. C’est moi qui ai tué mon enfant. Seule. Délibérément. Sans regret. 

De toute façon c’est moi qui lui ai donné la vie, alors je pouvais la reprendre. Comme le chat avec ses petits.

Fata Ngom.


Publié

dans

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire