L’autrice et scénariste Clara Afonso se demande à quel moment nos obsessions s’apparentent à une curiosité malsaine. Obsession de la nuit et des corps. Obsession du glissement silencieux de l’un vers l’autre. Obsession pour ces travailleurs et travailleuses anonymes du trottoir qui voient la vie passer rue Vaillant. Un texte touchant et lumineux.
Sophia pose son sac à main près de moi. Ce n’est ni un objet de luxe, ni un accessoire de mode flamboyant. Juste un sac qui cache l’ordinaire, cabas noir à l’anse défraîchie. Elle place une cigarette à sa bouche pleine de rouge à lèvre, mal crayonnée. La peau de son visage est ridée, ses yeux charbonneux de khôl noir et bleu.
— Tu veux une cigarette, ma chérie ?
Je tends la main, la remercie. Je suis assise sur le pas de la porte d’entrée du 3, de la rue Vaillant. Elle s’assoit à mes côtés, avec son odeur de patchouli et de jasmin qui me réconforte. Nous observons ensemble les passants. Des chauffards qui descendent la célèbre rue en pente avec la musique à fond. Travailleurs, voisins, qui promènent leurs chiens et qui sortent de l’immeuble. Tout le monde salue Sophia. Elle se lève, dit bonjour à un vieil homme. Elle revient s’asseoir et sans aucune retenue je lui demande « C’est qui ? », comme si elle me devait des comptes.
— Un client, très sympa.
Je ne peux m’empêcher d’imaginer à quoi ressemble leurs rendez-vous, alors tant pis, je lui pose la question. Il n’y a pas de honte entre nous.
— C’est quoi le type de gars qui viennent te voir ?
Sophia me répond sans attendre : des vieux, habitués, qui veulent juste discuter, pleurer, se plaindre.
— Même pas de sexe ?
C’est autour de ça que ma curiosité se place. Parce que c’est là que tout se pose, mon obsession pour la nuit et tout ce qui s’y trouve, le confort qu’elle m’apporte. Mon désespoir dès que l’aube apparaît. Tous ces corps crépusculaires à l’entrée de mes cuisses.
Sophia me répond que parfois non, ils ne veulent rien d’autre qu’une oreille attentive. Je trouve cela triste, émouvant. Un jeune homme en jogging passe, il salue brièvement Sophia d’un coup de main mais s’en va, pas de bise, pas d’accolade. Elle le salue d’un mouvement de menton.
— Tu vois, lui aussi c’est un client. Des petits jeunes comme lui, j’en ai plein. Mais eux, c’est pour coucher. Ils veulent essayer avec un garçon.
Je suis surprise, je la regarde, je n’ai jamais vu en elle un homme.
— Mais t’es un garçon ?
Sophia pouffe de rire, la clope au bec, elle me dit et oui ma chérie, comme elle dit à chaque fois. Elle me raconte son opération à 17 ans, elle en a 70. Comment son père l’a foutue dehors et comment alors, elle est devenue celle qu’elle est aujourd’hui, fille des rues et garçon de joie, comme on dit ici. Deux femmes au loin la saluent. Elle me dit qu’elles sont sympas, que ce sont des putes elles aussi, mais qu’elles ne s’aiment pas beaucoup. Il est 17h, la chaleur écrasante fait coller la peau de mes fesses sur le marbre de la marche. Je fume une énième cigarette, Sophia me dit qu’elle doit partir, qu’elle veut m’offrir un café dans la semaine, qu’on ira dans le bar à côté. Juste avant de partir, elle ajoute :
— Au fait, le garçon que t’as ramené l’autre soir… Il est pas pour toi. Très charmant, beaux yeux, mais pas pour toi, trop mou.
Je rigole, je lui dis qu’elle a sûrement raison. Je repense alors à cet homme, à l’écouter se plaindre d’un monde malade pendant que je jouais avec la paille de ma Tequila Sunrise. Je le revois me raconter sa vie morbide, avec ses yeux sublimes qui pourtant n’éclairent rien d’autre que la souffrance et l’ennui. Je me revois hésiter à répondre à un autre message « Tu fais quoi ce soir, ma gâtée ? On se voit ? » pendant que l’autre me parle de choses bizarres. J’avais coupé court après le 3ᵉ verre, j’étais un peu saoule et je voulais rentrer. Il me propose de me raccompagner chez moi, ce à quoi je réponds oui sans trop être certaine d’en avoir envie, mais je ne sais plus en rester là, à cet instant il faut juste que je ne sois plus seule, et c’est là que nous avons croisé Sophia qui attendait ses clients.
Une fois dans mon appartement, il m’avait embrassé jusqu’à me faire basculer sur le grand canapé-lit et nous avions commencé à faire l’amour. J’étais prise d’une drôle de sensation, une sorte de paralysie de tout mon être, je ne pensais qu’à lui, pas celui qui était entre mes jambes mais à l’autre, qui m’avait quitté quelques mois plus tôt. Je n’avais pas le cœur à l’ouvrage, j’étais inerte, ailleurs. Je prends sa tête entre mes mains et je lui somme d’arrêter. Sa langue est molle, ses gestes brouillons.
— Je suis désolée, je ne peux pas, je pense à un autre.
Pourquoi n’ai-je pas dit simplement que je n’avais pas envie, que j’étais fatiguée ?
Il se relève et me prend dans ses bras, il me serre fort et l’étreinte est encore pire que le préliminaire. Je suis surprise, me fonds en excuse, il faut qu’il parte. Son grand corps serre de plus en plus fort mon petit squelette. Il avait besoin d’une épaule pour pleurer, et je lui ai offert un coup de couteau qui prend la forme d’une tape sur l’épaule.
Dans le malaise, je garde toujours la tête froide. Je le raccompagne gentiment à la porte, je m’excuse une nouvelle fois poliment, et je retourne me coucher. L’insomnie me prend, la culpabilité aussi. J’enfile un mini-short et un pull et je descends les escaliers où je retrouve Sophia. On partage une cigarette, on ne se dit rien d’autre que le silence qui se complaît dans le souffle de la fumée. Sophia s’assoit à côté de moi, je sens sa main qui se pose sur le marbre, ongles vernis, peau détendue, alors je glisse mes doigts à côté des siens. Je me sens bien, « T’es trop belle, ma chérie » et nous restons ainsi, appartenant à la nuit et à son espoir, écoutant les murmures de notre amitié dans l’infini de l’obscur qui s’étire.
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