Café Otto

Le rugby : terreau des valeurs sportives, sport d’intégrité, de passion, de solidarité, de discipline. Sport d’appartenance aussi, où les bars se remplissent de supporters enthousiastes, suspendus aux passes de balle, aux mouvements dans la mêlée et aux actions des avants. Dans un texte réaliste, Lysa Lamorisse retranscrit brillamment l’attente en gare, l’espoir des supporters et (un peu de) l’atmosphère du Sud-Ouest.

L’air moite du café accentuait ma migraine. Il fallait attendre, encore. La machine à expresso rendait vacarme tout écho des trains arrivant en gare. Les freins crissaient sur l’acier comme des mâchoires tendues, ponctuant les annonces des automates enjoués.

Je sentais un tressaillement sur ma nuque.

Assis face à la télévision, il regardait les corps enlacés dans une mêlée de rugby. Autour de lui, quelques hommes visiblement habitués à pousser des poids dans des salles obscures pendant de longues heures. Leurs bras, leurs cuisses, tout semblait transpirer leur inconfort à être en ce monde. Et pourtant, ils agissaient comme des cavaliers sur un échiquier, cherchant à conquérir les territoires voisins – c’est-à-dire les tables de lycéennes – avec le charisme d’un pion.

Lui-même avait l’air de s’en amuser. Il appartenait clairement à une bourgeoisie provinciale, il en avait les usages. Je me reconnaissais dans sa manière d’étirer les mots afin de ne pas jaillir, se contenir pour mieux se définir. Il souriait seulement d’un côté, dans un sens, l’autre partie de son visage était indifférente. L’air faussement engagé dans la conversation, il buvait une bière, la mousse caressait ses dents de porcelaine à l’alignement étrange. Derrière son dos, un manteau blanc soigneusement plié sur le rebord de la chaise de bistrot en skaï. Un jean crème caressant le bord de la table. Là aussi, définitivement bourgeois. La toile nullement impactée par les circonvolutions de son entourage me donnait la nausée. Un maniaque, c’est certain. Tout ce blanc immaculé, violement immaculé révélait forcément une impulsion de domination. 

Le café est infect et mes lèvres se retroussent sur mes gencives.

Un homme s’approche de lui, cheveux grisonnants, en bataille. Il avait l’air d’un homme des routes, passant son temps à remplir et vider des sacs de gravas. Il venait de traverser les battants de la double porte du café comme un couronné, le visage haut et fier malgré ses nippes à l’odeur rance. S’asseyant près du manteau blanc, il écarte les genoux et serre la main du maniaque, en appuyant son pouce contre sa paume. Les joues de ce dernier se sont empourprées. Un air docile apparut sur son visage.

Sèchement, l’homme vieillissant avale son café, fait un signe à la salle et bascule la porte pour rejoindre le parvis de la gare. La porte se rabat et dans un souffle l’autre porte s’entrouvre. La main du maniaque repose sur son manteau, une minute.  Le soleil bas dansait sur le sol collant du café. Les semelles des baskets bruissaient, s’entrechoquant avec le reste.

Sur l’écran, les visages de deux hommes en sueurs se tordent. Essoufflé, incrédule, l’un d’eux laisse échapper un râle que la rumeur ne laissait pas entendre.

Il s’est alors levé et s’est isolé, loin des hurlements enthousiastes du commentaire de la télévision. Il avait un sourire terrassé, tremblant, ses yeux balayaient la salle et je m’efforçais de ne pas croiser son regard. Ses épaules repliées, il était devenu enfant chétif et vulnérable, au piquet.

Près de son pubis, une tache humide grandissait.


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