Qui ne s’est jamais interrogé sur la vie sexuelle de son animal de compagnie ? Dans ce texte mordant, Aymeric Patricot découvre celle de sa tortue, qu’il prenait pour un animal triste et apathique, mais dont il découvre les grands appétits. Une fiction qui interroge la folie couvant dans les espaces pavillonnaires, où la vie semble pourtant si tranquille.
Mes parents venaient d’acheter une maison et nous avons couru dans le jardin pour aller y voir la tortue. Les enfants des prédécesseurs l’avaient surnommée Véra Cracra, étonnés de la voir sortir si sale de ses hibernations. C’était une tortue d’Hermann. Longtemps, nous avons pensé qu’elle était dénuée d’affect. Elle se contentait de sortir sa tête sèche, les yeux mi-clos, pour nous suivre à la moindre alerte. Elle happait les morceaux de fruits, de préférence juteux et colorés, qu’elle tailladait d’une bouche cruelle, avant de semer sur le chemin ses coliques de plaisir.
Seulement, Véra Cracra s’est révélée plus humaine que ce que nous pensions. Malgré sa face inexpressive, elle se pressait auprès de nous, tendait fort la tête pour qu’on lui caresse le cou, se crispait avec énergie quand on lui grattait la carapace. Cette évidence de plaisir nous a rapidement persuadés qu’elle était un véritable animal de compagnie, sympathique et sensible.
Sa sensualité a pris un tour inattendu le jour où nous avons entendu percer de curieuses sonneries du fond d’un buisson de laurier. Une fois les branches écartées, nous avons découvert la tortue dressée, presque en déséquilibre, sur un camion de plastique. De temps en temps, elle tendait ses pates ridées comme pour exercer une pression. Le bruit devait être celui d’un klaxon, actionné durant les mouvements. Nous étions fascinés de la voir ainsi pousser l’objet sur des distances assez longues, sans aucune raison particulière.
Il fallut cependant nous rendre à l’évidence : le camion n’avait pas de klaxon. Ce que nous prenions pour une sonnerie, était en réalité un cri de plaisir. Notre tortue ne s’amusait pas à déplacer le jouet mais à l’utiliser comme une poupée gonflable. Notre regard sur l’animal changea. Étrangement, il avait jeté son dévolu sur la roue arrière droite, presque aussi grosse que lui. Ce curieux appendice de forme triangulaire et repliée sous sa carapace n’était pas sa queue, mais son sexe, devenu turgescent lors des empoignades avec le véhicule.
Cette gentille tortue, que nous avions bêtement pensée femelle à cause du mot féminin de l’espèce, se révélait un mâle acharné, priapique, d’autant plus actif quand le soleil chauffait les dalles. Nous l’appelions toujours Véra mais nous aurions dû lui trouver un prénom plus guerrier…
Combien de soirées placées sous le patronage de la tortue virile ! Elle avait le mérite de ravir les visiteurs. Véra, solide comme un tank, obstinée comme un automate, libidineuse comme un vieillard…
Il m’arrivait de plaindre l’animal. Depuis trente ans qu’il hantait la pelouse, il n’avait jamais connu de comparse, encore moins de femelle. Son désir s’était toujours épanché sur du plastique. Était-il dupe ? Sans doute, puisque n’ayant jamais connu d’autre batracien sinon dans sa lointaine jeunesse – existait-il une jeunesse des tortues ? – il ne devait pas espérer rencontrer quelqu’un qui lui ressemble. Il n’avait peut-être même pas idée que cela puisse exister.
C’est ainsi que je m’amusai à la perspective d’offrir à Véra la toute première étreinte de son existence. Il devait exister des sites de rencontres pour animaux, surtout dans le cas d’espèces protégées. Je pouvais même envisager d’acheter une femelle – une femelle déjà mûre, sans quoi le spectacle nous aurait dérangé. Et j’en ai soumis l’idée à ma famille.
A ma grande surprise, cette suggestion déplut. Ni la solitude de l’animal, ni son manque d’expérience, ni l’agrément du spectacle, ni la perspective d’une fécondation ne trouva grâce aux yeux de mes proches.
Je n’ai pas insisté. Je m’interroge encore aujourd’hui sur le sens de ce refus. Préserver l’univers de cet animal ? Maintenir Véra dans notre imaginaire comme une créature élémentaire, discrète et secrète, s’enfouissant l’hiver et vivant l’été ses pulsions mécaniques ? Tout véritable coït l’aurait fait déchoir. Elle avait droit à une sexualité mais pour amuser la galerie. On ne manipule pas un totem – ce serait le profaner, lui et l’image qu’il entretient de notre innocence.
Verra mourra donc seule comme elle a vécu, sans le savoir et n’ayant jamais aimé qu’une roue dentée. Je me console en me disant que son bonheur n’aura jamais connu d’orages.
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