Attachée

Il existe une autre théorie des cordes. Elle postule que dans l’immobilité et la contrainte, le corps se rend plus vivant. Il se reconcentre et s’étend. Pour ce Dimanche Rose, sous les liens de satin qui serrent et libèrent à la fois, May Santot explore la sensualité paradoxale de l’abandon volontaire. Un texte subtil et puissant.  

I. 

Il avait toujours ces bandes de satin sombres

Avec lesquelles il ligote les filles au lit

Je dis « les filles » 

Car je sais que je ne suis pas la seule 

Nos retrouvailles n’étaient pas anticipées 

Je lui ai écrit à minuit

Il ne savait pas que j’étais dans sa ville

Il n’était pas chez lui

Je l’ai rejoint dans un des bars du port

Après avoir retiré ma culotte

Car je sais qu’il aime savoir que mes fesses sont nues sur le cuir de sa moto

Et j’aime savoir qu’il sait 

Et j’aime ce cliché du vent dans les fesses à moto sur la corniche 

On va si vite et au feu rouge 

La jupe retombe sur les cuisses 

Nous avons comme chaque fois parcouru ce trajet magique le long de la côte

Jusqu’à sa petite maison près de l’eau 

Et les liens de satin étaient toujours là rangés dans le tiroir de sa table de nuit 

À portée de main cinq ans plus tard 

Je me suis demandée

Lorsque je les avais en travers du corps 

Je me suis demandée s’il les lavait entre chaque fille 

Et la seconde d’après j’ai pensé que cela m’était parfaitement égal

« C’est faux ou c’est vrai

Mais cela m’est égal

Si égal ! »

Déclare l’Hélène de Troie de Giraudoux  

À propos de sa beauté et de la guerre à venir

Un rôle pour lequel j’avais auditionné

Et que je n’avais pas obtenu au motif que je n’étais pas assez « légère »

Il faut croire que j’ai continué à travailler ce rôle inconsciemment

Jusqu’à cette chambre 

Les nœuds qui m’entravaient 

Glissaient entre ses doigts 

Lorsqu’il décidait de les défaire 

Des nœuds fluides 

Et des gestes adroits 

Son adresse

Ses mains de magicien qui nouent et dénouent 

L’élégance de ses gestes 

M’électrifiaient 

Comme au premier jour 

II. 

Je pense à lui et à ses gestes nonchalants sur la plage

Le mystère de ce qu’il peut penser de moi attachée et bâillonnée sur son lit 

Le mystère de ce qu’il pense de moi tout court 

Et je dois admettre que je jouis facilement dans ce mystère 

Je profite de ne pas être amoureuse et de lui être pourtant totalement acquise 

Dans un espace-temps que je choisis 

Et que je lui dédie

Faire ce qu’il veut quand il le veut là où il veut 

Ça m’amuse

Car moi je ne veux rien 

En tout cas rien d’autre que ces jeux dont nous ne parlons pourtant jamais 

Lorsque je viens dans sa ville et que je lui envoie :  

« Salut. Je suis là. »

Au bout d’un moment

Je reçois une adresse je retire ma culotte et j’y vais 

Son ambivalence m’amuse 

M’exaspère et m’excite 

La nonchalance de ses messages

Son désintérêt pour mes sujets de conversation

Mon désintérêt pour ses centres d’intérêt

Son indifférence à me garder dans sa vie 

Mon indifférence à son absence à son silence 

Mais l’envie parfois 

De prendre des vacances sous ses doigts 

En préambule

Je parle du théâtre que j’écris et joue

Il parle des sports extrêmes qu’il pratique

Discuter m’est égal

Je veux moi aussi

Vivre des sensations fortes 

En chambre 

Quand lui les vit sur des parois en haute altitude 

Ou au fond des mers 

Sa chambre c’est mon sommet à moi 

Mon abysse à moi 

Dans la chambre les risques c’est moi qui les prends 

J’en tremble d’avance et en écrivant ces lignes je songe que je pourrai jouir à la première caresse 

Ça n’arrive pas bien sûr 

Car ce qu’il faut c’est faire durer 

III. 

Du temps où j’ignorais tout de lui 

(Quand bien même après dix ans maintenant je ne sais toujours pas grand-chose)

Tandis qu’il œuvrait silencieusement 

Dans le calme de la chambre 

Après qu’un faible rayon de jour s’était timidement mêlé à la lueur de la bougie  

Que ma bouche avait à nouveau la possibilité de parler

Je lui avais demandé d’où lui venait ce maniement expert des cordes 

Auquel je ne m’attendais pas 

Cette science des nœuds 

Qui n’était pas celle du shibari

Différent de ce qu’on voit dans la catégorie « bondage » des sites porno

Ses nœuds à lui étaient faits et défaits de façon si fluide

J’avais l’impression de flotter sous ses doigts

D’être si légère et dans un abandon parfait

Un paradoxal sentiment de liberté me venait du fait de ne plus décider de rien

De le laisser décider de tout

Les liens serrés desserrés resserrés faisaient grimper mon excitation dans l’absence de mots 

Mon excitation amusée doublée d’admiration   

Je demandais

D’où cela lui venait-il ?

Il ne m’a répondu qu’après avoir défait les nœuds qui restaient 

Un à un

Lentement 

Accélérant le rythme parfois dans des élans gracieux 

Des mouvements de chef d’orchestre 

Maestro qui minutieusement manœuvre son mystère  

Après avoir libéré mes mains en dernier 

Il a répondu simplement :

« J’ai beaucoup navigué »

IV. 

Je pense à lui et à sa voix derrière moi

« Tu ne bouges pas » 

Je pense au moment où je reste debout face au mur sans bouger pendant qu’il va chercher des liens et des objets que je n’ai à ce jour jamais vus

Seulement sentis

« Tu ne bouges pas »

Bien sûr que je pourrais bouger rien ne me retient 

C’est si beau d’obtempérer

Lorsqu’on choisit de le faire

Je ne bouge pas pour lui permettre de m’attacher de telle sorte que je ne puisse plus bouger que je le veuille ou non 

C’est curieux puisque ma volonté lui est déjà totalement soumise dès le départ

Mais là est le jeu

Comme il est étonnant d’être ainsi littéralement attachée et de ressentir le soulagement de n’être pas attachée dans cette relation

L’attente face au mur

Quand je lui obéi

Que j’ignore ce qu’il va faire

M’étourdit

Je le sens derrière moi qui approche 

J’entends le bruit de ce qu’il tient dans sa main

À cette étape mon excitation frise la folie

Et tout ça commence par un geste

Ses mains sur mes épaules qui me font pivoter debout face au mur

Et l’ordre 

 « Tu ne bouges pas » 

Son ton n’est pas ferme 

Il n’a pas besoin de l’être  

J’obéis à ses mots 

Je suis d’autant plus excitée de me plier à ce qu’il me glisse nonchalamment dans l’oreille avant de s’éloigner

D’attendre sagement qu’il revienne

Sans me retourner

Éprouver

Cette nonchalance lascive qui émane de lui 

Le temps qu’il prend pour revenir

Comme si la simple idée de mon indocilité était inenvisageable

Cette lenteur 

C’est cette lenteur qui me grise 

En réalité je ne jouis jamais sur le moment

Je jouis seule en y pensant et en y repensant 

Souvent après l’avoir écrit 

Comme aujourd’hui 


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