Amor perdido

M, en visite à Paris avec sa petite amie A, retrouve L, son ancien amour, et fait la rencontre de son nouveau partenaire D. Une rencontre qui ravive une profonde mélancolie chez M. Un texte universel sur la difficulté à tourner la page de nos relations amoureuses. 

Serre-moi plus fort, dit M à A comme ils traversent Paris en scooter sans casques, les cheveux au vent. Il porte une chemise avec des tigres, un jean clair, des lunettes de soleil ; elle un top qui laisse à découvert son ventre plat, un pantalon kaki, un bandeau mauve dans ses cheveux longs et bruns. 

Ils descendent le Boulevard de Sébastopol, traversent la Seine deux fois, roulent dans le cinquième arrondissement jusqu’à une rue tranquille et ensoleillée. L et D sont déjà là, assis en terrasse sous un auvent avec des lunettes de soleil. M gare le scooter un peu plus loin avant de les rejoindre avec A. Il serre la main de D puis prend L dans ses bras, A leur fait la bise à tous les deux puis tout le monde s’assied, M en face de L et A en face de D.

M trouve L éblouissante. Elle porte un débardeur blanc, un short en jean, et son visage est toujours aussi beau, ses yeux toujours aussi brillants. Même si ça lui coûte, M doit reconnaître que D est plutôt beau garçon. Il porte un tee-shirt REEBOK, un short beige et des chaussures de randonnée. Il a des cheveux courts et noirs, une barbe de quelques jours, la peau bronzée. M ne peut s’empêcher de le détester de toutes ses forces.

M et A commandent des demis de blonde, que le serveur leur apporte avec une petite assiette d’olives. M, A, L et D trinquent en se regardant dans les yeux. Puis ils se mettent à parler. L et D sont arrivés hier. Ils logent dans un hôtel près du Jardin du Luxembourg. Demain ils vont à Bordeaux, chez le frère de L qui vient d’avoir un enfant, puis à Lyon, puis à Marseille, puis repartent à Madrid. L et D évoquent la beauté sans ostentation de Madrid, le Parc du Retiro, le Cine Doré, un tableau de Miro exposé au Museo Reina Sofía qui représente une maison blanche et un palmier. L enseigne dans un lycée et anime un séminaire à l’UAM sur le néo-marxisme et l’école de Francfort. D travaille dans plusieurs magazines comme journaliste culturel et donne un cours d’écriture à l’UAM aussi, où ils se sont d’ailleurs rencontrés.

— Mais je me définis avant tout comme écrivain, précise D.

Putain, pense M. 

— M aussi écrit, dit L, à qui M adresse un regard plein de reconnaissance : le regard du naufragé à qui l’on vient de lancer une bouée.

— Ah, je ne savais pas, dit D en regardant M. Qu’est-ce que tu écris ? 

— Des nouvelles, répond M avec un sourire pincé.

— Et tu es publié ? demande D. 

Connard, pense M.

— J’ai seulement publié dans quelques revues, dit M. Et toi ? 

D répond qu’il a publié son premier roman l’année dernière et que son deuxième livre, un recueil de poèmes – « Radiografías » précise D avec une satisfaction manifeste – va bientôt paraître. M a envie d’étrangler D mais, puisque c’est un jeune homme civilisé, il se contente de piquer une olive en imaginant qu’il s’agit de la tête de D. Il fallait évidemment que ce fils de pute soit écrivain – un écrivain publié, en plus. Il savait que ça ne voulait rien dire, qu’on pouvait être écrivain sans être publié et inversement, mais quand même, ça ne l’empêche pas de se sentir complètement nul et inférieur à D.

A détourne ensuite habilement la conversation vers des sujets moins sensibles (en tout cas pour M), comme sa récente passion pour la céramique ou le festival de Cannes, et parvient, de façon assez miraculeuse, à lui donner un tour presque agréable. A se révèle parfaite : sympathique, drôle, prodiguant régulièrement des marques de tendresse à M sans jamais en faire trop. À un moment L et D profitent d’un silence pour échanger un bref baiser. A riposte aussitôt en embrassant M avec la langue pendant plusieurs savoureuses secondes et M pense alors qu’il a fait le bon choix.

La conversation reprend mais M décroche rapidement. Il ne peut s’empêcher de penser à la vie que L et D mènent ensemble à Madrid. Son masochisme prononcé le pousse à l’imaginer palpitante, érotique, heureuse. Il pense aussi qu’il est possible qu’un jour L et D se marient. Il pense au poème de Parra sur la question : un homme, passant par une rue avec des mimosas en fleurs, apprend qu’une femme qu’il connaît vient de se marier. Il prétend ne l’avoir jamais aimée même si on comprend qu’en réalité il l’a aimée et l’aime encore à mourir. Il pense que s’il est invité au mariage il ne viendra pas ; ou alors qu’il viendra quand même mais déguisé, de sorte que personne ne puisse le reconnaître. Son visage s’assombrit.

Ça va ? lui demande soudain L. Ça va, répond M. Arrive alors le moment qu’il attendait depuis le début de la conversation, depuis le jour où L lui a proposé de prendre un verre, depuis la dernière fois qu’ils se sont vus, devant un petit portail bleu ciel qu’ils avaient repeint ensemble au cours d’une après-midi d’été déjà lointaine. Tandis que A et D parlent de choses dont M se fiche complètement, M et L parlent de livres, de films, de musique (les noms de Fito Páez, Siri Hustvedt, Federico Fellini surgissent dans la conversation comme des chauves-souris supersoniques). Ils se racontent des anecdotes tirées de leur existence respective. Ils rient ensemble. M s’aperçoit, avec joie mais aussi avec douleur, qu’il aime toujours autant parler avec L et que leur complicité est intacte – une complicité qu’il n’a plus retrouvée avec aucune fille. Il pense qu’il est triste qu’elle et lui habitent si loin de l’autre, même si au fond il sait que c’est probablement mieux comme ça. L lui dit qu’elle a commencé à fréquenter un atelier d’écriture. M pense que c’est bien et le lui dit. Il l’imagine, sans savoir pourquoi, dans une classe vide d’un vieux bâtiment universitaire, écrivant à la seule lumière du crépuscule quelque chose qui est peut-être une nouvelle, peut-être un poème, peut-être simplement le récit de sa journée, et est soudain pris d’une grande tendresse pour cette L imaginaire, solitaire et appliquée.

A un moment L pose sa main sur son bras. Je suis contente de te revoir, dit-elle en lui souriant. Moi aussi, répond M en posant sa main sur le bras de L et en souriant, même si en réalité il est sur le point de pleurer. En la regardant il la trouve belle – incroyablement et douloureusement belle – et se rend compte qu’il est redevenu complètement amoureux, ou, plus exactement, qu’il n’a jamais cessé de l’être. M aimerait que tout ce qui n’est pas eux se fige ou se transforme en statues de pierre pour que ce moment dure le plus longtemps possible.

Mais bien sûr rien de tout cela n’arrive. Ce qui arrive, c’est que L et D conviennent qu’il est temps pour eux de rentrer à l’hôtel, car ils vont au restaurant ce soir. Ils proposent à M et A de venir avec eux mais, comme convenu, A répond que c’est impossible car ils ont déjà quelque chose de prévu. Ils paient leurs consommations puis se disent au revoir. A embrasse L et D, M serre la main de D et fait un long câlin à L. L et D invitent M et A à Madrid, et l’un et l’autre acceptent avec joie tout en sachant que, pour des raisons évidentes, ils ne pourront jamais honorer cette invitation. L et D repartent à pied, M et A en scooter.

C’est maintenant la fin de l’après-midi. M et A retraversent la Seine, remontent le Boulevard Sébastopol puis obliquent en direction du dixième arrondissement. M arrête le scooter devant un bel immeuble haussmannien près du canal Saint-Martin. A descend du scooter et recoiffe sa longue chevelure brune. Tout en restant sur le scooter M tire de son portefeuille un billet de 100 et le tend à A. Elle le prend et dit merci. Tu veux aller boire un verre ? lui demande M, qui a terriblement besoin d’un verre, même de plusieurs, voire d’une bouteille entière d’alcool très fort. A éclate de rire et disparaît dans son immeuble. Quelques minutes plus tard, M, qui est resté là, peut apercevoir sa silhouette à travers une fenêtre du cinquième étage.

M redémarre le moteur du scooter, met à fond sur l’autoradio qu’il a trafiquée No Supe Qué Decir des Secretos, s’élance dans le crépuscule sanglant, roule vite dans les rues désertes, accélère jusqu’à se faire pleurer.


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