Peut-on être artiste et sportif en même temps ? La créativité ne se nourrit-elle pas d’alcool et de mélancolie plutôt que de marathon et de mode de vie healthy ? Alice Hendschel a mis en scène une poétesse aux prises avec ces interrogations depuis qu’elle a acquis une Apple Watch et s’est mise au sport.
Mon père a hurlé de rire au téléphone. À vrai dire, il a ri si fort que le son perçant de ses convulsions de joie ont failli transpercer le combiné du téléphone – comment il dit encore, ah oui, s’esclaffer, s’esbaudir, non vraiment, il était hilare. Entre deux reniflements, il finit par me demander : Et après quoi ? Tu vas m’annoncer que tu votes Macron ? – et il a gloussé de plus belle. Moi non, c’était drôle, mais la blague je l’avais vue venir, merci – c’est le propre des névrosées dans mon genre, j’avais déjà anticipé toute forme de sarcasmes et critiques, ça a du bon mais après on ne sait plus rire de rien.
J’ai ricané doucement, par politesse, en triturant mes ongles de pieds, puis j’enchaîne sur l’argumentation, je me justifie : oui mais tu sais, je l’ai achetée reconditionnée. Et puis à ce stade de mon entraînement, ça devient indispensable (j’emploie ce mot exact, indispensable, ça me donne du crédit, j’ai l’air tout de suite beaucoup plus sérieuse dans ma pratique) : j’ai deux séances de fractionné par semaine, il faut que je puisse mesurer mon allure de façon précise. Conclusion sous forme de noblesse morale : moi aussi, ça me gêne de porter une Apple Watch. Mon père approuve, notre relation est temporairement sauvée, et quand je raccroche il n’y a plus que vis-à-vis de moi-même que je dois temporiser ce que l’investissement dit de mes nouveaux habits identitaires.
C’est peu dire, pourtant, que l’intention était noble à l’origine. Une après-midi d’août, je grimpe péniblement le Dôme de la Saché et me retrouve sous un vaste ciel rose à observer une harde de chamois. Ils sont une trentaine à dévaler la colline en cabrioles, les bébés bêlent et ce cri sauvage disperse ses échos le long des crêtes. Perchée sur mon petit promontoire de roches et d’edelweiss, je sanglote avec toute la foi que requiert mon statut d’être sensible. Redescendue au refuge, je déclare qu’assister à ce genre de merveilles est le cœur battant de mon travail de poète, et rien de moins que le sens que je souhaite donner à ma vie. Or, à vingt-six ans, mon cardio minable peine déjà à atteindre les altitudes où se rencontrent ce genre de grâces : il est donc convenu que je me mettrais à courir dès que je serai revenue en bas. C’est ainsi que je m’y suis mise.
Je n’ai jamais aimé faire les choses à moitié : dans la vie, il faut n’être rien ou il faut être tout. C’est grâce à cette logique passionnée que j’ai dégagé fissa toute gradation entre ma première cigarette et mon premier paquet fumé le premier jour ; et c’est exactement ce même mouvement d’âme qui m’a conduit à courir tout de suite quatre fois par semaine, et le matin s’il vous plaît, c’est plus pratique pour arriver au travail douchée en annonçant à la cantonade qu’il est neuf heures et que vous, de votre côté, vous avez déjà eu le temps de courir dix kilomètres, de vous tirer les cartes, de méditer, d’écrire vos gratitudes de la veille et vos intentions pour la journée. Imperceptiblement, on se retrouve à réagencer ses semaines en fonction de ses séances, et l’ancien mode de vie de l’artiste en pâtit : on écrit moins, car on écrit quand on boit, et quand on boit le lendemain c’est plus pénible de sortir courir.
Au départ, j’en tire une grande satisfaction, et pousse le vice contagieux du développement personnel à son stade supérieur : dans le bilan de l’année écoulée, je me félicite d’avoir su prendre soin de moi et d’avoir trouvé la paix, j’envisage de me faire tatouer un Mens sana in corpore sano, je suis convaincue, y a pas à dire. Dans tout ce merdier, je préserve comme je peux les lambeaux de mon identité passée, le Semi de Paris oui, mais sans m’inscrire – je cours sans dossard, à l’improviste, profite du ravitaillement sans scrupules et escalade les barrières en dernière minute une fois parvenue place de la Bastille. Cela aussi, ça vient nourrir le discours, je me suis mise à courir, mais n’en suis pas moins une artiste – et toc, je reste chaotique, j’ajoute du cachet à mon récit.
Et soudain, un doute nous prend sous forme de vague inquiétude : c’est bien beau tout ce cirque de la routine matinale, mais je ne suis plus tout à faire sûre de savoir écrire. Ma santé mentale se porte mieux, Dieu merci, mais il semblerait que mes poèmes en souffrent. Dans mon lit, je me tourne et me retourne : j’étais sans doute plus romanesque quand j’étais alcoolique, que je fumais vingt cigarettes par jour, que je pesais dix kilos de plus, et que je passais le plus clair de mon temps à être triste. Au stade où j’en suis, je fais attention à la composition de mes pulls, j’essaye tant bien que mal de dormir mes huit heures par nuit, je trouve les écrits qui se vautrent dans la tristesse aussi inintéressants que stériles, coucher avec des inconnus m’ennuie, je réenvisage une carrière dans l’éducation nationale, et – et – et je vous en dirais bien plus, mais demain je me lève tôt, j’ai douze K à courir.
Cette création est extraite de la revue papier N°5 sur le Sport.
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