Développé coucher

Dans un texte drôle et percutant, Agathe Saint-Maur raconte sa rencontre avec un garçon passionné de crossfit dans une salle de sport.

Je le rencontre alors que je marche très vite dans la rue – je marche toujours très vite – il est plutôt beau, plutôt roux, une tête de sportif mais pourquoi pas, plutôt musclé mais pourquoi pas, il m’aborde d’une manière convenue mais polie, « J’adore ton style » un truc comme ça, c’est vrai j’ai un bon style ce jour-là. 

Il demande où je vais, il se trouve que je vais déjeuner avec Benoit Hamon, je lui dis parce que c’est vrai et parce que je trouve ça drôle, il se demande s’il faut me croire, secouant la tête il décide d’éluder la question et à la place me montre sur son téléphone quelques vidéos de musculation, de lui faisant de la musculation dans les parcs parisiens, « du crossfit », il précise, utilement croit-il, alors que c’est bon, je connais, j’ai déjà couché avec des types en école de commerce, ils étaient musclés, polis et sains, sûrement pour ça que ça n’a pas marché, moi j’aime les types maigres, vulgaires et bizarres, comme moi (sauf maigres). 

Il demande mon numéro, je le donne, je donne facilement mon numéro : à Valentin, le clodo des Grands Boulevards qui essaie de récupérer la garde son fils auprès de sa « grosse pute de meuf » qui l’a « bien enculé devant le JAF » (les yeux mi-clos à la manière d’un chat, hochant la tête avec sagacité, je goûte l’usage de l’acronyme) ; à Léonard, le garçon à l’allure de peinture raphaélienne rencontré en boîte de nuit, qui m’avoue au bout de deux gin to’ et demi que son truc, à lui, c’est d’être soumis, d’ailleurs je fais quoi demain ? parce qu’il va avec des potes en sauna libertin. 

Après avoir échangé quelques messages, crossfit boy propose qu’on se revoie. Dans un café en face de la Gare de l’Est. Ben tiens. En temps normal, plutôt crever que retrouver quiconque là-bas, les jus d’orange y sont concentrés, les confitures, pareilles que dans les échantillons des hôtels d’aéroport qu’on te dépanne quand le vol Easyjet est annulé, et les clients, résolument commerciaux en informatique, mais j’essaie d’avoir l’air sympa, j’accepte. C’est un café comme l’Indiana sauf que c’est pas ce nom-là

Sur nos chaises en rotin, le crossfiteur est enjoué, pose des questions. C’est tout de même moi qui mène la conversation.

Il me fait penser à moi quelques années plus tôt, excité comme un chiot. Il est jeune ; provincial il croit qu’il est un transfuge de classe par le simple fait qu’il gagne mille balles par mois de plus que ses parents et je ne peux pas m’empêcher de penser que j’aurais fini comme lui, à croire au libre arbitre et bosser dans la com’, si je n’avais pas étudié un brin de philo et quelques rudiments de sociologie. Par-dessus mon thé Lipton Yellow Label, dont le sachet dégorge mollement dans sa soucoupe, je lance un signe de croix dévot, discrétos, vers le lion et le renard de la rue Saint-Guillaume cependant que le type parle ; Sciences po merci, Deleuze merci, Bourdieu merci ; père, fils etc. 

Par souci d’honnêteté, et parce qu’il flirte, je lui avoue au bout d’un moment que j’ai deux amoureux déjà. Pas deux amoureux comme ça, en passant, non, deux vrais amoureux avec lesquels je vis, la moitié du temps. De sorte que j’en ai assez peu, du temps. 

Ça l’embarrasse, j’ai essayé d’être douce, informative, mais il s’empêtre comme un garçon, du style « Ah, ah, de toute façon, moi, je cherche rien de précis », il tripote la coupelle en plastique pour la monnaie, semble sur le point de se saisir à pleines mains du Yellow Label pour le presser telle une réconfortante mamelle maternelle. Oh non je sais bien, tu cherches du sexe et puis que la fille, elle, cherche autre chose que du sexe, easy, merci. 

Je ne le dis pas, je souris avec l’air gentil.

Comme il pleut des torrents, il propose d’aller chez lui. Il se trouve que c’est juste à côté du café qui ressemble à l’Indiana. Je note : donner rendez-vous à côté de chez soi. J’ai appris la plupart de mes techniques efficaces de prédatrice d’hommes médiocres. 

J’accepte, je ne sais pas bien pourquoi car je suis déjà certaine que je ne coucherai pas avec lui et que c’est le but de la manœuvre. J’imagine déjà les huées (mais de qui ?) les débats (?), « mauvaise féministe », « zone grise », « elle l’a cherché, elle est montée chez lui. Et puis, elle avait un bon style ». Mais là, je visualise son sexe déconfit semblable au sachet de thé renflé, ça ne va pas être possible. Il n’ira nulle part. J’y vais quand même. 

Peut-être parce que ça fait toujours un intérieur d’homme en plus. Peut-être parce que leur intimité me fascine, que je voudrais renifler l’aine et les vêtements propres du moindre de leurs représentants, pour comprendre le truc. Mes myrtils, mes vulcains, mes machaons. Comme s’il y avait un truc à comprendre. Au-delà de porter des choses lourdes, mettre du temps à savoir bien branler les filles et pouvoir tenir de véritables conversations à propos de visseuses. 

Chez lui, c’est un appartement d’étudiant qu’il n’est plus, c’est incroyablement sale pour le logement de quelqu’un qui fait du crossfit. Lorgnant le carnage, le souvenir de Julien me désole. Julien, mon ex d’école de commerce, qui faisait du crossift, donc, et découpait des cubes de blanc de poulet, nacrés comme des perles de culture, avec la régularité d’un manœuvre gentrifié. Julien qui avait les ongles toujours si propres et dont les petits cheveux, derrière les oreilles, sentaient le talc pour bébé. Julien, cet appartement immonde l’aurait dévasté. 

Derrière la porte il y a un tableau blanc pour feutre Veleda, la possession est déjà étonnante, mais surtout, dessus, il est écrit : Travailler son soi, Aborder quelqu’un dans la rue, Linge, il y a une croix de Veleda en face de Travailler son soi et aucune en face de Linge, logique, ni en face d’Aborder quelqu’un dans la rue. Je regarde mes mains, mes mains de qui n’est pas quelqu’un, le garçon surprend mon regard, se lève pour effacer, je me dis que l’interaction est trop déséquilibrée, que je ne peux pas rester, même par curiosité, lorsqu’il ouvre la bouche pour m’expliquer : « C’est que j’adore le développement personnel ».

Je me fige net. Je ne connais pas bien le développement personnel, c’est une manière polie de dire que je trouve ça complètement con, moi je préfère les sciences humaines, la moitié du temps je pense que c’est surtout une passion de fachos, le développement personnel, un ersatz pour débiles qui connaissent le féminisme par Thaïs d’Escuffon et la masculinité par Julien Rochedy, je me dis bon, je reste, je vais peut-être apprendre des trucs.

Il explique, le ton docte : cinq paliers, des objectifs, la volonté ; quel programme, c’est incroyablement vaste, infini et fertile comme une prairie luxuriante, ces termes pas du tout définis, c’est beau, la volonté, c’est épais comme une statue étêtée dans un vieux ministère de la République, je le remue un peu du pied, méduse morte : « Mais tu penses vraiment que tout dans la vie est fonction de la volonté ? » 

Il s’empresse, le souffle court : « Oui, oui, c’est qu’il y a des exercices. »

Je pense qu’il va les énumérer alors je me dis à nouveau que je vais y aller, quand il propose « Tu veux pas t’asseoir sur le canapé ? »

Je scrute le canapé couvert de vêtements (est-ce que je peux les sentir au moins ?), jette un coup d’œil sur le tableau pour vérifier dans la liste à-demi effacée s’il n’y a pas, des fois, « Faire asseoir quelqu’un sur le canapé », mais qu’est-ce que ça peut faire ? Je ne suis toujours personne. Je décline, il insiste, je décline encore, je me demande à quel palier on en est, puis il commence à me toucher sans demander, la main, le bras, tout en continuant de parler, on en est peut-être à l’exercice trois mais moi je suis dans un scaphandre embué par la moiteur de sa main trop grande, soudain, je dis « Désolée, je vais m’en aller », il se vexe alors je pense qu’il aime vraiment Julien Rochedy, au bout du compte, et à la fin, perso, je trouve qu’on a pas développé grand-chose.

Cette création est extraite de la revue papier N°5 sur le Sport.
Je commande mon exemplaire pour en découvrir d’autres :


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Commentaires

Une réponse à “Développé coucher”

  1. Avatar de Nathalie AGIER
    Nathalie AGIER

    J’ai beaucoup aimé. Une histoire originale, un ton drôle et franc, percutant.

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