Adélie Ensuès

Jean et Matthieu

Elle sait que ça finira mal. Mais elle replonge. Encore. O, c’est son obsession, sa fièvre, une autre Passion. Ce jour-là, elle y pense à la messe. Jusqu’à quand se laissera-t-elle dévorer ? Un texte percutant d’Adélie Ensuès. 

Maman l’amenait à la messe tous les dimanches matins. Place des Abbesses, dans l’église couleur ocre, installée devant le manège en face de la bouche de métro. C’était idyllique. Depuis, elle aime toujours cette église, elle y retourne, s’assoit dans le noir, regarde les fresques et les vitraux. L’endroit est sinistre, pourtant, elle n’a pas peur. Elle se sent bien, ici, lovée dans son enfance, protégée, le ventre reposé par les souvenirs de grands soleils et du bruit des cloches vers midi qui annonce le déjeuner du dimanche, poulet rôti et pâtisserie. Le casque qui recouvre ses oreilles et diffuse sa musique lui tient chaud. Dessous, elle transpire. Elle change de chanson « Your lips my lips, Apocalypse » Tu me manques putain. L’église sent le bois usé, la vierge porte un voile bleu et blanc bordé de doré, la peinture reflète le soleil entre les murs gris.

Elle a rencontré O il n’y a pas très longtemps. Elle a dit à ses copines, elle a répété aux filles, à tous ceux qui voulaient l’entendre d’ailleurs, que leur premier rendez-vous était « incroyable ». Quand elle se concentre, elle se demande si elle n’a pas déjà dit, pour ceux avant lui ? Si, mais cette fois c’est vraiment incroyable. Tout est facile avec O. Elle se sent grande, elle le sent grand, comme un édifice solide quand ils sont ensemble. Il y a une forme dure entre eux, quelque chose qui leur échappe, un spectre stable qui est fait des sentiments qu’ils comprennent l’un sur l’autre. Elle le trouve détraqué, il a l’air détraqué, non ? Il aime le porno, elle se demande comment il fait l’amour, qu’est-ce qu’il va lui faire quand ils seront nus ? Il aime boire, mais le soir du premier rendez-vous, il ne boit pas. Il a l’air frénétique. Il est détraqué, elle pense encore, détraqué, juste comme elle, quand elle désire, elle se sent détraquée. Détraqués tous les deux, peut-être pas pareil, mais détraqués quand même, l’horloge qui revient à chaque minute sur le même chiffre, quelque soit l’heure, c’est l’obsession du même chiffre. Elle veut savoir jusqu’où il est détraqué, et pourquoi ? Elle veut connaître un peu tout. Mais elle sent que ça pue cette histoire. Généralement, quand elle est séduite comme ça, d’un coup, d’une claque presque, vite et bien, c’est que ça va mal tourner. Elle n’est pas séduite par O comme elle l’a été par d’autres. Non, O elle a l’impression que c’est d’un geste rapide que ça s’est fait, une évidence, putain c’est cliché, mais j’te jure c’est vrai. Une évidence ? T’es sérieuse ? T’es ridicule. C’est ce qu’elle croit, elle se jure à elle-même, c’est ce que j’crois, c’est évident entre nous, je le sens.

Pour leur premier rendez-vous, ils sont allés dîner au restaurant. Elle le regarde dans les yeux et fait un joli sourire. Allez c’est bon. Au bout de deux heures, elle n’a plus peur, elle lui sourit, elle le regarde, veut lui faire comprendre que dans pas très longtemps, ils vont se prendre l’un l’autre, comme s’ils s’appartenaient, pour que la soirée soit belle. Lui aussi d’ailleurs. Elle le sent, il la regarde comme ça. Il la regarde comment ? Comme ça. Elle ne pourrait pas le dire mieux, il la regarde avec le bas des yeux un peu relevé, l’iris colorée et rieuse, sans rien dire, juste en faisant danser la couleur des lignes vertes autour de la pupille. Après le repas, il se relève, s’approche d’elle, debout, il l’attrape par la taille, la ramène vers lui « Je me permets », et l’embrasse. Quand il l’embrasse c’est évident aussi, ça va de soi, elle se dit que putain, quand ils vont faire l’amour, ça va être incroyable. Putain incroyable. Incroyable parce qu’aux toilettes du restau elle a déjà une trace de mouille sur sa culotte noire, horny bitch, porno-chic. Elle voit, et elle sent même, la silhouette fine de O, qu’elle aime et qui s’arrête au bout de ses mains. Elle les veut en elle, ou pour le moment juste sur sa peau. Putain elle est foutue, il va la balader, elle a peur. Elle a peur parce qu’il est beau, et que les beaux garçons, c’est les beaux parleurs. Mais elle doit bien être belle, elle aussi, puisqu’il la regarde jusqu’au fond de son corps. Putain ma fille, t’es dans la merde.

« Je déplie le lit ? ». Ils sont chez elle, « Oui » il pose sa main au-dessus de son sexe, sur la rainure du jean, caresse l’entre-jambe, et la regarde. Elle a mis sa plus jolie culotte. Putain ma fille t’es foutue. Elle est sur le lit, elle a enlevé son jean, porte un sous-pull noir, matière synthétique, agréable, une qui sèche mal, mais qui lui fait de beaux seins, elle ne porte plus que ça, sur le lit, ça et une culotte. Elle sait qu’elle est belle, ah ouais elle le sait, le tissu lui rentre entre les fesses, scie presque son corps en deux beautés distinctes. Il la regarde, il se mord les lèvres. Il la touche, la caresse, et finalement passe sa main sur la dentelle noire du sous-vêtement. Par-dessus sa culotte, la mouille rend la dentelle humide, mais humide solide, presque gluant, du miel, de la cire chaude, elle se demande si ça l’excite de la sentir comme ça, de mettre un doigt entre le tissu et le sexe, d’entrer dans sa chatte, juste avant le vagin, de caresser entre les deux lèvres de son corps. Il met sa bouche tout entière en elle, il veut la bouffer, frénétique. Elle se rappelle un peu son ex, et se demande si O, lui aussi, repense à ses exs quand il baise des nouvelles meufs. Putain ma fille t’es foutue. Il la mord, sur le dos, sur le cul. Elle se rappelle l’ex. Il lui met des fessées, il la pénètre, se mord encore les lèvres, il respire fort et gémit même. Elle oublie les autres, c’est bon c’est lui maintenant. Elle est foutue, c’est O maintenant. Il existe dans sa globalité, dans sa stature et son monde entier, il est là, résolument, absolument. Elle aime ça, et elle a peur, les deux émotions se font la course, la première au cerveau a gagné.

Au matin, alors qu’il est derrière elle, l’angle de leurs jambes enchevêtrées forme une pyramide, il l’attrape doucement par les fesses, met son pouce en elle. Son corps entier au bout de sa main. Il prend sa bite, la caresse de haut en bas, contre les fesses pâles et étroites, bombées, maintenant la main qui a le pouvoir l’a mise à quatre pattes. La première émotion arrivée au sexe a gagné. Elle a l’impression que la jouissance n’est pas loin. Les rideaux sont ouverts, le matin est plein, et elle trouve que c’est un moment heureux. Elle aimerait voir sa tête quand il jouit, elle veut tout connaître. La veille, après l’orgasme, elle avait l’impression qu’il n’en pouvait plus de la regarder, et elle lui a dit « C’est une rencontre des inconscients tu sais, des lignes du corps que l’on ne maîtrise pas, des gestes qu’on fait… Mais qu’on fait d’une manière que l’on ne choisit pas. ». Elle y croit, O a l’air d’y croire aussi.

Elle change de chanson « I wish that you were here with me to pass the dull week-ends ». 

Dans l’église, Judas est représenté tenant une bourse dans son dos, la peinture sur les murs arrondis du chœur n’est pas très nette, elle n’est pas sûre de distinguer les visages. Les souvenirs de O et les mots de ses copines s’enchaînent et font sens. Elles lui ont dit « Oublie-le, il veut rien de sérieux ». Mais O est toujours là, j’te jure il est toujours là, de temps en temps elle reçoit des messages « Je pense à toi », « Hâte d’être dans tes bras ». Elle y croit, elle n’y croit pas, elle veut, mais non. Elle ne sait plus très bien. Dans la merde. Ce qu’elle aime chez lui, c’est qu’il lit ses textes, il s’intéresse, il partage sa vie anonyme et secrète, personne n’a jamais le temps de lire ses textes, lui il a le temps. Putain oui, t’es foutue, tu connais l’histoire par cœur, il va te quitter, quitte-le avant qu’il ne te quitte. Il oublie de répondre, il met des jours à répondre, parfois même à regarder les messages. Mais merde, il existe pourtant. Pourquoi saint Jean est-il représenté par un aigle, et saint Matthieu par un ange alors que c’est Jean qui est censé être le plus jeune et le plus beau ? Elle se souvient, O, il est détraqué, c’est un homme-enfant. Et toi alors ? Toi t’es quoi ? J’accepte son inconstance ? Ou je le quitte avant qu’il ne me quitte ? Je laisse ou je parie ? Putain, elle n’en sait rien. Elle était certaine que c’était fini les hommes qui ne l’aimaient pas, fini de s’attacher à n’importe qui. Elle se sent redevenir folle avec O, putain mais il est où ? Amoureux de son ex peut-être, mais loin d’elle, loin de toi aussi ma fille. Putain et les messages alors ? Et son visage alors ? Et son sperme sur mon cul alors ? Et la langueur de son sexe dans le mien ? Et c’est où tout ça ? Elle se dit que c’est juste mort. Laisse-le partir, lui aussi. Elle pleurera bientôt dans son lit. Ça fait longtemps, il faut bien que ça arrive encore. C’est ça la vie non ? Ta gueule avec tes phrases toutes faites. Tout se répète toujours. 

Une vieille dame ferme les portes de l’église, elle sort juste après une touriste qui regardait les vitraux, surtout celui de la Femme adultère. Il était cool Jésus quand même, un chic type d’avoir arrêté la lapidation. J’espère qu’ils étaient vraiment amoureux avec Marie-Madeleine, j’espère que c’est pas juste une invention du Da Vinci Code. Elle se sent abîmée, et son horloge indique toujours le même chiffre, l’obsession du même. 

Une boucle, ma fille, ça n’avance jamais.


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