De la petite école en préfabriqué aux dernières heures passées à remplir des pages blanches, c’est une trajectoire où chaque trait, chaque couleur, raconte l’apprentissage, les illusions, et les erreurs qu’on ne peut effacer. Entre douce nostalgie et mélancolie du passage à l’âge adulte, un récit poétique et puissant, écrit par Ninon Marinel.
Le préfabriqué qu’est mon école n’est pas laid, il est « esthétiquement neutre ». Un ready-made, rayures blanc cassé et d’une autre couleur que j’ai passé mon enfance à essayer de nommer, à reproduire, par de nombreux mélanges : ni tout à fait orange, ni vraiment marron. Je n’y suis toujours pas parvenue. Pas tout à fait.
Des rayures de loin, des rainures de près, au toucher.
Des préfabriqués ?
La mairie se justifiait : c’était provisoire – c’était notre enfance.
C’était tous les jours, et c’est pour toujours.
La toile de fond de ma mémoire.
La petite école est tout un monde, mais c’est un monde en miniature. La grande école, de l’autre côté, nous fait croire que le monde est petit ; c’est le dernier étage d’une tour de Babel au centre de gravité très bas, une pyramide, une ziggurat, un gratte-ciel antique – le dernier étage est alors le plus petit, le plus étriqué. Un mythe, des ruines.
Point de départ, présupposé : nous étions des gros poissons dans un petit aquarium par définition clos –
Je bois du thé, j’ai bu la tasse – je suis en classe de mer, je découvre un nouvel espace dans mon monde en expansion et j’y vois un bel aquarium. J’entends ce mot nouveau, et j’écris dans mon petit carnet « ACOIRIOME ».
Nous y sommes, en classe de mer pour une semaine : l’école et les vacances se superposent.
Les devoirs sont vite expédiés, liquidés : cette semaine, ils se présentent sous la forme de ce tout petit carnet rose qu’il suffit de remplir chaque jour de quelques commentaires.
On prend l’habitude de le faire à main levée, on y va au talent comme on disait tout le temps.
Mais avoir du talent, ce n’est pas avoir le niveau, et le risque à l’école quand on a du talent, c’est de juger bon de se dispenser d’avoir le niveau… D’être, au début, comme à la fin, un gros poisson dans un petit acoiriome.
Comme un poisson dans l’eau nous avons glissé entre les mailles du filet des classes et des classes de mer.
On s’est étonné que l’exercice soit si simple, qu’il nous prenne par la main sans obstacle ni circonvolutions ; on imagine la vie comme un tapis roulant qui nous emmène du point A au point B sans retard ni correspondance. On ne sait pas que des élèves de notre âge, ailleurs, appréhendent déjà ce qui est difficile, ce que nous rencontrerons bien plus tard – nous, pendant ce temps, nous lisons l’Ecole des Loisirs.
Chaque chose en son temps, chacun à son rythme, comme on le dit dans la classe, déjà : mais dans la vraie vie, a-t-on déjà vu la tortue rattraper le lièvre ?
On finit l’interrogation en avance, évidemment – le temps est un cageot de cerises que nous avons à volonté – nous allons le cueillir sans échelle à la belle saison. L’arbre s’est mis à bonne hauteur et tout est à portée de main.
Et puis, en attendant l’été, je rajoute une phrase inutile au bout de ma réponse pour aller au bout des pointillés (vous vous souvenez de cet espace précisément dévolu à chaque exercice, ce petit intervalle dont le volume était calibré à la réponse attendue ?) –
J’essaie de remplir l’espace et le temps qui restent en bavardant, en écrivant. Des lignes aux livres je remplis ce temps qui déborde – il n’est pas rare que je dépasse des pointillés. Je colorie ma copie, c’est le même principe, la même histoire de remplissage que ces vieux coloriages effectués au feutre qui faisaient toujours mal au regard à cause de ces stries et de ces marques.
Ces traces qui rendaient le dessin agressif, illisible, ces taches qui interfèrent avec le tracé du dessin, ses contours en noir. Cette encre inégalement distribuée.
L’aplat homogène est impossible au feutre, et difficile au crayon de couleur. En particulier pour les grands espaces.
J’ai dessiné un aquarium et j’ai troué le papier à force de le triturer : j’y ai noyé des heures et j’ai caviardé mes erreurs à l’encre, au pastel, à la peinture.
A mesure que je recouvre de couleurs ce papier trop fin qu’est ma trajectoire je ne peux plus masquer mes erreurs, au risque de surenchérir, de les agrandir : ma feuille est trouée, j’en ai arraché des morceaux en insistant.
Tout le monde fait des erreurs. Gisèle. Chez moi, pas de gomme : parce qu’on vit avec ses erreurs. Sylvie.
1,2,3 Soleil : on y joue quand il pleut, dans le préau. On remplace un soleil caché derrière son rideau de nuages par un faux soleil peint sur le mur, et par un jeu dont la désignation nous rappelle ce dont on est privé –
1,2,3 Soleil.
Il faut cultiver les illusions comme une grasse matinée, où le soleil se lève et nous dormons encore.
Les illusions sont ces ballons qui flottent et passent de main en main – on néglige les premiers puis on essaie de garder le dernier des heures, des jours, des années, jusqu’à ce qu’on le lâche pour qu’il fonde au contact du soleil.
C’étaient des bobines en nitrate que traversait la lumière –
Et qui crament –
Le faux soleil est un aplat jaune à peu près circulaire peint sur le mur du préau.
J’ai oublié cette peinture faite par les élèves de la génération d’avant, nés dans les années 90 ; il y avait un tapis de nuages par terre sur une zone verte ; c’était apparemment des moutons sur l’herbe, il leur manquait les pattes et les têtes.
J’aurais bien aimé avoir un pinceau à la main et un mot à dire sur cette fresque, j’enviais ceux qu’on avait missionnés : je ne sais pas vous, mais moi, je n’ai jamais voulu abandonner les couleurs de maternelle en passant dans les grandes classes, au moment où l’école et les Beaux-Arts cessaient de se confondre (dans ma tête d’enfant, la maternelle, c’était l’académie des Beaux-Arts).
Et après l’océan de papier blanc et d’encre bleu-noir, l’encre qui, bien souvent, se tarit. Nos plumes ne sont pas toujours ces skis qui slaloment tout schuss sur la piste, bien parallèle.
Catherine m’avait prévenue, pourtant – de manière allusive, énigmatique. C’était au sujet des grandes écoles, des artistes ratés, des vanités. J’ai compris un peu tardivement.
Une craie, un tableau noir et une page blanche
Noir sur blanc, blanc sur noir –
A présent, il faudra se faire valoir et faire semblant. Chercher la distinction, tout en se normalisant. Evidemment qu’on sera bêtement nostalgique quand on aura eu tout ce qu’on voulait.
Dernier jour à l’école. Comme si de rien n’était. Conscience aiguë et totale de la fin ; absolue mélancolie. J’offre des chocolats à ma maîtresse. Il n’y a pas de bouquet final – nous sommes en juillet et l’été grille déjà, il brûle, il s’en va, il tire sa révérence sans dire au revoir. Je reste seule avec les petits. A la garderie – c’est une fin déceptive comme j’ai appris à le dire plus tard.
Tirer un trait, tourner la page : passer à la ligne et à autre chose.
Merci. A bientôt.
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