Sabrina Calvo

Sabrina Calvo : une plongée dans l’Ouvert 

Laurent Voulzy, Lady Di, l’usage pornographique des avatars, les marques de luxe Chloé et Margelia, un monde dystopique où le cloud serait encore plus consistant,la séparation parisienne Rive Gauche/Rive Droite implacable, et des quêtes, policières ou d’identité de genre : tout cela, et encore davantage, se retrouve dans Les nuits sans Kim Sauvage, le nouveau roman de science-fiction de Sabrina Calvo. Une expérience de lecture qui risque de vous égarer autant que de vous plaire.

Version 1.0.0

Disclaimer : si vous n’avez jamais regardé le clip de Laurent Voulzy pour les Nuits sans Kim Wilde, ne vous jetez pas tout de suite sur Youtube et attendez la fin de la lecture du roman de Sabrina Calvo puisqu’il en constitue un des nœuds narratifs. Ensuite, regardez-le plusieurs fois et plongez dans son esthétique proto-cheap-cyberpunk. 

« Si tu restes à ta place et que tu fais bien tout ce que je dis, tu l’auras, ta vie de rêve. »

Un prologue nous enveloppe dans le bruit des vagues – les vraies – avant de nous plonger dans une scène dramatique où un enfant perd sa mère. On comprend rapidement, mais de manière floue, que quelque chose s’est passé, à la fois au niveau de la société qui a définitivement vrillé, et de la vie de l’héroïne que nous allons suivre. 

Le roman commence une seconde fois dans son minuscule studio, que, désormais jeune adulte, elle a du mal à quitter. Elle ne le quitte jamais puisque le salariat du bas de l’échelle, dans le monde créé par Calvo, n’a lieu qu’à domicile, les réunions se tenant dans une forme de métavers. Vic, l’héroïne, est stagiaire dans un magazine de mode de mauvaise qualité et, sur la sellette, elle se retrouve chargée d’une enquête : retrouver les lunettes Chloé portées par Laurent Voulzy dans le clip précédemment mentionné. Elle va s’y jeter la tête la première – parce que ça lui permettra aussi de gérerson sevrage d’avec le virtuel –, son assistante IA, Maria Paillette, l’ayant fait jurer de ne jamais reconnecter avec son avatar travailleuse du sexe du cloud, Nova.

Si vous trouvez que ça fait déjà beaucoup, ne vous effrayez pas, car vous n’avez pas encore croisé Lady Di le soir de son accident mortel au pont de l’Alma, ou le groupe terroriste K.S. (pour Kim Sauvage bien sûr), dont on ne comprend pas exactement les revendications, mais qui cherche à dynamiter cette organisation sociale épuisant toutes les ressources, celles physiques de la planète comme celles mentales de l’humanité qui reste.

Est-ce que dans l’Ouvert rien n’est vrai ?

« Si le mouvement dans l’Ouvert me donne la nausée, j’ai appris à mapper mon espace réel sur mon paysage intime, pour trouver une zone de confort qui me donne l’avantage de la vitesse. »

Comme dans son précédent livre, Toxoplasma, dont l’intrigue commençait dans un vidéoclub spécialisé en série Z, Sabrina Calvo s’empare ici des motifs du code et du hacking

Comme dans son précédent livre, Toxoplasma, dont l’intrigue commençait dans un vidéoclub spécialisé en série Z, Sabrina Calvo s’empare ici des motifs du code et du hacking, en les liant cette fois-ci à la recherche formelle d’une mode qui a totalement vampirisé le réel. Une manière de donner une existence sensible – dans l’expérience de lecture en tout cas – à ce qui est souvent désigné par le concept de post-modernité – tout se vaut, tout événement historique peut-être récupéré. L’action de Toxoplasma se situait dans un Montréal coupé du reste du monde par l’armée fédérale et dans lequel Nikki Chanson et sa copine Kim devaient se montrer capables d’aller plus loin que la surface des choses. Et posséder de solides connaissances en code. 

Le hacking et l’intelligence artificielle, la construction de quelque chose qui n’est pas tangible, et pourtant existe et modifie le réel, se retrouvent encore au cœur de l’intrigue des Nuits sans Kim Sauvage. En effet, les frontières de l’Ouvert et du Clos ne sont pas si étanches. En tout cas, c’est ce que les membres de K.S veulent croire – et on s’y prend aussi.

A Paris cette fois-ci, le point de congruence entre le virtuel et le réel se pose avec encore plus d’acuité, dans une sévère dystopie où la Mode a réussi à confisquer presque toutes les envies d’absolu. Les grandes Maisons de couture recueillent les orphelines abandonnées (après un sévère tri), les tatouent et, si elles font leurs preuves, elles finissent vendeuses dans la boutique-mère, et assistent à certains des défilés incessants, où le nouveau devient immédiatement suranné. Mais ce qui pourrait apparaître comme une satire n’est qu’un des aspects du roman, qui va aussi nous entraîner dans un thriller. Mais pas seulement : on plonge aussi dans le passé de la narratrice, dans ses rapports à ses parents, à Nova l’avatar interdite, sans oublier la relation presque amoureuse qu’elle entretient avec son IA Jiminy Cricket, Maria Paillette, spécialiste en chantage affectif.

Du codage littéraire haute couture

Au milieu de cette recherche effrénée d’un sens – ou d’une solution à l’aliénation, on ne sait pas trop, Valérie la rédactrice mode et ses supérieures réussissent l’hybridation parfaite entre la tyran du Diable s’habille en Prada et les personnages de méchants de Philip K. Dick. Mais Sabrina Calvo est encore ailleurs. Ça n’est pas seulement de la science-fiction satirique ou dystopique, pas seulement un roman queer, pas seulement une enquête pour Vic comme pour celui ou celle qui lit. C’est tout ça et plus à la fois.

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Si l’autrice réussit à nous égarer sans nous perdre, cela passe aussi par son travail de la langue, saturée d’anglicisme, de jargon informatique et de noms de meubles Ikéa (où Vic a survécu orpheline), qui nous entraîne à ne pas tout comprendre, et qui peut en même temps se révéler lyrique et précise. Les paroles de la chanson de Voulzy ne sont jamais loin et donnent aussi leurs titres à certaines des parties, avant que la narration s’en émancipe, sans jamais s’en moquer.

Ce qui reste de l’ouvrage, c’est la sensation d’avoir été aspirée dans un univers qui colle aux basques, où il est possible de composer des odes à Lady Di avec une IA qui s’insèrent parfaitement dans le récit. Sabrina Calvo, elle, donne une nouvelle dimension à la dystopie, plutôt sur le mode d’une hantologie des années 80 qui se télescopent avec l’ultra-contemporain. L’hantologie est un concept développé d’abord par Simon Reynolds pour la musique qui travaille à partir des éléments du passé (mais sans que ce soit un remix) et qui va beaucoup être repris par Mark Fischer.

  • Les nuits sans Kim Sauvage, Sabrina Calvo, La Volte, 338 p., 19 €
  • Crédits photo : © Juliette Mono

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