Crossing Istanbul : De l’autre côté

Après tant de silence, une vague adresse. Il n’en faut pas plus pour les personnages de Crossing Istanbul, le deuxième long-métrage de Levan Akin. En s’engouffrant dans les dédales de la ville turque à la recherche d’une nièce disparue, le réalisateur d’origine géorgienne signe un film simple mais réussi. 

Les vagues, une femme seule, un jeune homme à la fenêtre. Triptyque. La femme veut rattraper les erreurs du passé, retrouver sa nièce transgenre ; l’adolescent guette la première occasion pour partir et s’inventer un futur ; derrière eux, à l’horizon, la mer sépare la Géorgie d’Istanbul. Tout autour, une grande absence les réunit : celle de Tekla. Il y a quelques années, elle a quitté l’intolérance des rivages géorgiens pour vivre sa vie de femme, enfin anonyme, dans la ville turque. Le début du film est d’une efficacité extrême. Le long-métrage se garde d’être bavard et préfère incarner autrement les raisons et les désirs de migration de ses personnages. Un lit médicalisé vide, des posters roses de pop-star jaunis et une vieille photo que l’on récupère d’un portefeuille racontent discrètement la dislocation familiale. Quand Tekla est partie, sa famille n’a plus eu de nouvelles et n’a pas cherché à en avoir, laissant s’effacer pour eux et pour le voisinage l’existence de la jeune femme transgenre. C’était bien commode, bien pratique et la honte aurait dû passer. Mais, loin de faire l’histoire de cette séparation, Crossing Istanbul intervient après, alors que Lia est bien décidée à remonter le fil ténu qui la rattache à sa nièce, quitte à suivre les conseils d’un adolescent collant qui jure savoir où elle est partie. La haine a passé, engendrant les remords. 

Cache-cache  

Seize millions d’habitants, pas de numéro de téléphone, et, une fois arrivés à l’adresse supposée, une porte close. L’assurance que renvoie Lia, avec son air sérieux, son regard fixe et son âge comme argument d’autorité, ferait presque oublier l’aberration de son plan. Personne ne semble savoir qui est cette Tekla, ni ce que veulent ces deux Géorgiens qui baragouinent on ne sait trop quoi. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Alors, notre duo finit par errer sans organisation ni méthode. Mais le temps de la pérégrination permet à leur relation de s’étoffer, et à Lia comme à Achi d’évoluer. L’un cherche du travail, rencontre d’autres jeunes ; l’autre abandonne peu à peu sa fatigue hermétique et va jusqu’à sourire. Crossing Istanbul tient la promesse de son titre et laisse la ville se déployer sous nos yeux. Évitant la plupart du temps l’effet carte-postale — la Mosquée bleue et la Tour de Galata n’apparaîtront qu’en arrière-arrière-plan mais nous embarquerons dans les fameux ferrys — le réalisateur préfère parcourir une Istanbul méconnue, celle des soirées techno, des bordels et des minorités de genre. Si la tante plutôt vieux-jeu et l’adolescent tout juste sorti du nid y sont évidemment étrangers, la multiplication des personnages et des lignes narratives permet au réalisateur de transcender ce regard extérieur. Par l’intermédiaire d’un très bon troisième personnage, les rues turques perdent de leur nature labyrinthique pour revêtir des teintes plus familières quand, dans un même mouvement, les femmes trans cessent de représenter l’altérité et deviennent la norme, le milieu où l’on évolue au quotidien, la peau où l’on respire. Maître de la ville, Levan Akin se glisse ici ou là, esquisse des débuts d’histoires inachevées, passe d’un regard à l’autre au détour d’une ruelle ou d’un pont de bâteau, traçant un canevas de rencontres où, peu à peu, toutes les réalités s’entrelacent. Istanbul est bien assez grande. 

les femmes trans cessent de représenter l’altérité et deviennent la norme, le milieu où l’on évolue au quotidien, la peau où l’on respire.

L’ordinaire subversif

Queer, le film d’Akin ne l’est pas. À choisir, le long-métrage donne plutôt dans le conventionnel. L’attachant duo chien fou-vieille absconse formé par Achi et Lia ne cherche pas à révolutionner quoi que ce soit, l’image est sans aspérités, le montage est efficacement linéaire et discret, la musique arrive généralement quand on s’y attend ; bref, si le tout est très maîtrisé, Crossing Istanbul n’a rien d’étrange. Mais c’est justement tout son propos : normaliser les histoires et les vies des personnes transgenres. 

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Dans son dernier long-métrage, Et puis nous danserons, Levan Akin filmait une histoire d’amour entre deux hommes dans une école de danse traditionnelle géorgienne. Le film, accusé de faire de la propagande pour la sodomie, avait rapidement créé une immense controverse dans le pays. Les cinémas le diffusant avaient dû être gardés par la police le temps de la projection et les spectateurs escortés jusqu’à l’intérieur. Quant à la mégapole turque, bien que refuge par l’anonymat qu’elle permet, la Marche des fiertés y est interdite et arrêtée chaque année par la police. La charge subversive de Crossing Istanbul vient donc moins de son esthétique que de son sujet et de son traitement. Par le choix d’une mise en scène simple et épurée, facilement accessible, Levan Akin refuse d’inscrire les femmes trans dans la marge, esthétiquement comme politiquement. Presque mise en retrait, la caméra laisse le champ plein aux récits et aux cheminements des personnages. Mais si Tekla et les femmes trans d’Istanbul occupent une place essentielle, le long-métrage suit surtout Lia dans son évolution, de tante réprobatrice à repentie. Difficile de ne pas y lire une porte laissée ouverte aux intolérants, aux gens pétris de bonnes traditions, à ceux-là même qui, il y a cinq ans, ont pu être choqués par une histoire d’amour dansée. Sans jamais quitter des yeux l’essentiel mais sans voiler la réalité, Crossing Istanbul se propose comme un chant d’espoir. L’ouverture à l’autre, l’ouverture à soi, est toujours possible. Dans un monde et une industrie où les récits mainstream sur les personnes trans sont si souvent lugubres, on ne peut qu’apprécier le geste. 

Crossing Istanbul, un film de Levan Akin, avec Mzia Arabuli, Lucas Kankava et Deniz Dumanli. En salles le 4 décembre. 


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