Nous avons tous été cet œil qui observe à distance l’être désiré. On aimerait qu’il nous voie, mais on ne peut que compter ses pas, profiter d’une odeur laissée, éprouver à distance la douceur de ses lèvres. Pourquoi ne pas franchir le pas ? Gare à celui qui vous veut tout entier ! Un texte poétique, drôle et mordant, écrit par Anna Blume.
Je me demandais quelle avait pu être sa vie. Je veux dire sa vie, avant moi. Elle avait dû être heureuse. Je n’étais qu’un pauvre fou, fou d’elle oui, ça il fallait bien l’avouer. Je me demandais quelle vie avait-elle pu mener jusque-là. Sans doute une vie de luxe, de volupté mondaine pleines de rencontres. Je me plaisais à l’imaginer, croulante, vautrée même, jusqu’au délice, dans le luxe cristal de soirées bien arrosées. Aux éclats de sa voix, réverbérée sur les lustres polis d’hôtels, vastes et splendides, je pouvais la deviner arpenter seule ou au bras d’un quelconque gentilhomme d’innombrables pièces, auxquelles je n‘aurais probablement jamais accès.
Elle était seule désormais, s’étant habituée au calme mélancolique de son veuvage. Elle en avait eu assez de ces soirées interminables. Seule ma petite présence lui était supportable, semblait-il. Il faut dire que je ne prenais pas beaucoup de place.
Je préférais l’imaginer comme ça.
Je lui pris la main ; elle ne le sentit même pas, et éteignit la cigarette qu’elle tenait sur le dos de la mienne. La douleur fut vive mais je ne bronchai pas. Cette femme chez qui je me retrouvais fumait inlassablement les mêmes cigarettes depuis des années. Les bleues. Je n’ose imaginer le nombre d’amants dont elle avait dû brûler la paume des mains avant de s’avachir dans leurs bras – les étreintes chez elle, quoique rares, étaient chaudes – et je n’en connaissais pas encore les délices. Elle me laissait au plaisir suspendu de piquants préliminaires au goût de nicotine. Je m’amuse souvent à contempler les corolles restées sur ma peau, seuls vestiges qui perdurent de ce temps-là.
Elle disparaissait souvent, me laissant seul et suspendu à l’attente d’une poursuite voluptueuse. Je laissais mon imagination vagabonder. Je l’imaginais – oh il fallait me voir, renversé sur le dos entre les pages de romans de gare, clignant des yeux, la bouche ouverte, en trou de lavabo – arpenter de ses hautes aiguilles le dos de mains géantes qu’elle venait faire rougir. Des corolles rouges surgissaient sur la peau que sa magie de femme du monde savait faire apparaître. Elle savait marquer mon épiderme comme personne d’autre. Ma bouche s’ouvrait de plus en plus grande, j’allais enfin déglutir, quand, soudain, elle revint. Je refermais tous mes trous, un peu honteux de me laisser surprendre comme ça dans mes rêveries, comme une bestiole que l’on vient de surprendre en allumant la lumière déguerpit entre les interstices du plancher. Par chance elle ne m’avait pas vu. À vrai dire, elle cultivait à mon égard une indifférence monumentale dont je n’étais pas capable – à ce moment-là – de discerner de l’absence vague de son regard habituel.
Sur ses bas, ses culottes et les multiples parures sous-jacentes qu’elle laissait traîner dans la pièce, je ne pouvais détourner les yeux. Je les contemplais à loisir lorsqu’elle partait, laissait choir ses collants de nylons beiges comme une mue de serpent. Tandis que je dévorais ces restes de peau, sur le divan du salon, une jalousie nouvelle me torturait de visions compromettantes pour elle. Je voyais, entre deux grandes bouffées de chaleur, sa peau nue sur celle d’un autre. Cela me rendait fou. Je léchais machinalement ma main meurtrie en ressassant ces pensées sombres. Sa griffure brûlante me rongeais jusqu’aux nerfs. Des bouts de peau disparaissaient, par pans entiers. Qu’est-ce qui avait bien pu la prendre pour qu’elle me laisse seul comme cela ? Les présences silencieuses de ses livres semblaient se moquer de moi. Ça me rendait irritable. Je les avais tous plus ou moins lus, avec plus ou moins d’intérêt durant ces longues heures. Toute mon attention balançait alors entre la montre sur le bureau et la porte fermée.
Elle avait fait de moi sa bête d’amour.
Je me réveillais chaque matin avec cette impression énorme d’un poids sur la poitrine. J’entendais au loin des pas, cherchais en courant au ralenti à l’atteindre. En vain. Je me perdais en rond. Elle alluma la lampe et, une cigarette bleue à la bouche, s’approcha du divan. Je clignais des yeux derrière son dos, sortant avec difficulté de mon sommeil ovale. Des livres étaient sur moi. Je ne pouvais lire leur couverture, abandonnais cette recherche. Je soupçonnais cet auteur fleuve d’avoir choisi de m’accabler de son savoir, de ses jolies tournures, trop peu soucieux de l’espèce humaine pour éviter de l’écraser. Par chance, il me restait, malgré mes petits déplacements subtils, deux ou trois muscles. Je m’extirpais avec peine des livres poussiéreux de ma dame. D’une pression de bassin, dans un râle bête et sale, j’émergeais. Cette nouvelle journée s’annonçait terrible, d’un dur labeur que je devrai affronter.
– Vous êtes bien agité, souffla-t-elle de sa buée bleue.
Un instant. Je doutais que cette remarque lâchée avec un tel détachement me fût adressée. Son regard vitreux se tournait vers la fenêtre lorsqu’elle s’adressa pour la première fois à ma petite personne.
Quelle incroyable sadique de me laisser lire de la sorte, avec si peu de pudeur et de façon si alléchante, les lignes légèrement incurvées de son intériorité. Comment pouvait-elle être aussi sûre d’elle ?
Je la voyais très nettement. Elle imbibait ses cotons d’eau rose qu’elle tamponnait ensuite sur ses jambes, ses joues et toute l’étendue pulpeuse de son visage gracile. Elle caressait ainsi, seule, toute sa personne dans la salle d’eau. Ce qui me plaisait était le rêve de cette femme perdue dans chaque pièce de sa maison. Je les imaginais étendues, très étendues, vides et vastes. Je percevais son écho lointain dans les réverbérations des glaces de son palais. Elle et ses pas m’emportaient dans des dimensions exaltées, peut-être un peu exagérées. Elle devait pouvoir à tout instant s’envoler, irradier au-dessus du sol de son reflet, les murs brillants de sa cuisine. En flottant ainsi au-dessus des éviers, elle pouvait réduire à néant le doute immense qui planait alors, quant au secret exact qu’elle cachait sous ses pieds.
Un soir, un orage éclata. Les parois des vitres se constellèrent de lignes verticales humides et obscurcies par le ciel sinistre qui se dressait au-dessus de nos têtes. Rien n’était plus silencieux que la pièce où nous nous trouvions alors. Les lumières avaient été éteintes par précaution de mon hôtesse. Une atmosphère lugubre et rafraichie par le dehors m’enveloppait. Ça n’était pas désagréable. Celle chez qui j’avais élu domicile faisait des temps d’orage un moment propice pour méditer, contemplant le silence qui se faisait autour d’elle. Je n’en croyais pas mes yeux lorsque je la vis marmonner dans une langue inconnue quelque chant qui sortait en trombe de son ventre, les jambes croisées devant son pubis, en tailleur. Jamais je n’avais prêté attention à sa voix. Pourtant, celle-ci était belle et nuancée vers les graves comme le sont parfois les voix des femmes. J’étais subjugué, envoûté presque par ce chant métallique qui se réverbérait contre les murs pendant que la pluie suintait sur les vitres.
Il est minuit. J’écris, faute de pouvoir trouver le sommeil. Je n’aime pas d’ordinaire les moments d’introspection, mais le moment est propice à quelque monologue. Je ne sais pas qui lira ces restes de pages. Peut-être finiront-elles même par croupir dans cette bibliothèque. Mais peu importe. Je laisse comme témoignage nocturne de ces derniers instants passés auprès d’elle, ces derniers mots. Depuis sa crise de larmes la nuit dernière, une pression légère, plus aigüe que celle des livres, est restée sous mes côtes. Je ne saurais dire pourquoi, mais ses paroles avaient trouvé un écho quelque part entre mes propres cavités. Je n’ai jamais ressenti pour nul être ce dont elles semblaient être éprouvées. Rien de la sorte ne m’avait jamais assailli à ce point. Ce point, fiché entre mes côtes. Mais là, depuis les planches où je me trouvais, je comprenais son profond trouble. La source c’était elle qui l’alimentait à chacun de ses passages à vide, ce que je commençais à comprendre. J’en étais profondément retourné. À tous ces égards manqués que nous n’échangerons jamais, j’avais trouvé l’espace de mon propre tourment. Je disais qu’elle me confiait des choses mais en vérité, je crois – et il est bien douloureux de l’admettre – qu’elle ne discutait seulement qu’avec les murs de son salon. Elle ne me connaissait pas. Je n’étais rien pour elle, tout juste un cendrier dans un coin reculé de sa tristesse.
J’ai imaginé les pièces de sa maison. J’en ai fait un décor fantastique sur lequel je me suis de longues nuits, penché sur sa restitution. Des bouts des feuilles que je trouvais derrière les livres faisaient office de décor. J’ai retrouvé quelques-unes de ces ébauches fantasmées. Mais de cette femme, plus qu’aucune autre. Elle n’est plus pour moi qu’un obscur mirage, une parfaite énigme qu’il me plaît de laisser ainsi.
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