Dans Le chagrin moderne, Quentin Jardon met en scène un personnage qui, en proie à un chagrin diffus, abandonne sa famille : dans ce récit sans grand style, on ira de considérations écologiques en scènes houellebecquiennes, le tout sans véritable originalité.
Le récit s’ouvre sur la route des vacances : Paul, un comique belge raté, chemine avec Clémence et leur enfant, Marius. Tout à coup, sans savoir pourquoi, et alors même qu’il sait et proclame les aimer, il décide de les abandonner : le roman narré par Paul s’ouvre ainsi sur ce paradoxe qu’avait déjà relevé le saint du même nom en écrivant dans l’Epître aux Romains : « Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas. »
Cette décision, pourtant extrême, ne parvient pas à captiver : le paradoxe est trop évident (je t’aime mais je te quitte : combien de comédies romantiques et dramatiques sur ce thème ?), les détours justifactoires que prend le narrateur (qui prétend sauver sa famille de lui-même et son mal-être avec une mauvaise foi cousue de fil blanc) assez éculés, et le style ne relève le récit à aucun moment.
Le chagrin du Paradis perdu
Le reste du récit mêle le trajet en voiture, les deux tentatives de fuite de Paul — la seconde étant couronnée de succès — et des analepses de la vie du narrateur, sur l’itinéraire qui l’a amené à vouloir, aussi étrange que cela puisse paraître, abandonner sa famille. Plus précisément, le narrateur tourne autour de ce « chagrin moderne » qui donne son titre au livre. Force nébuleuse, malaise diffus : il faut dire que ce chagrin ne sera jamais vraiment défini, la conclusion du livre étant d’ailleurs au chapitre 23 que ce chagrin est « indéfinissable ». Le terme « moderne » est par ailleurs employé à plusieurs reprises, sans que l’on comprenne vraiment si par « modernité » l’auteur entend l’époque de la fin des grands récits — ce que Lyotard appelait la postmodernité — ou l’époque du règne de la technique, initiée par la Révolution Industrielle, qui pour sa part s’accompagnait de grands récits. Sans prétendre trouver dans un roman un traité de docte philosophie, l’on eût aimé à tout le moins savoir de quoi l’on parlait.
On retiendra de ce roman la description du diffus et irraisonné malaise écologique comme une incarnation nouvelle de l’archaïque regret du Paradis perdu et de la nostalgie de l’enfance.
Toutefois, je suis un peu mauvaise langue : le narrateur trouve au moins l’origine personnelle de ce « chagrin moderne » qui le ronge, la « solastalgie » de son nom savant. Enfant, il s’était pris de passion pour un figuier du jardin de ses parents. Or, lors d’un retour de voyage, il découvrit que la voisine, irritée de ce que cet arbre envahissait de ses branches son propre jardin, l’avait coupé. À cette occasion, il comprit avec quelle facilité la destruction pouvait annuler la construction, avec quelle rapidité la mort triomphe de la vie, et, plus précisément, à quel point l’homme pouvait massacrer son environnement.
Le livre est d’ailleurs parsemé de remarques sur l’envahissement urbain du monde, tandis que l’écologie y occupe une grande place. Le narrateur, qui a fait échouer sa carrière en écrivant un sketch — calamiteux — d’« art engagé » en faveur de la planète, rencontre sur sa route trois personnages des plus caricaturaux : deux activistes écologistes, puis un survivaliste avec lequel il fera un bout de chemin une fois sa famille abandonnée.
Ce malaise prend, entre autres, la forme d’une perte de désir sexuel — nous reviendrons plus tard sur le caractère douteux de ce dernier. Le narrateur dit à cette occasion : « ce qui contribuait à saper ma libido, c’était le sort tragique du figuier de mon enfance organisé au niveau planétaire. » Autrement dit : il ne se remet pas de la perte de l’Eden de son enfance.
Je ne suis pas totalement certain que l’auteur déploie volontairement cette ironie consistant à montrer combien les écologistes avant-gardistes sont, en réalité, les nostalgiques d’un passé naturel idéalisé, d’un Eden originel, les zélateurs d’une vision idyllique de la Nature digne du livre d’Isaïe. D’ailleurs, les deux activistes rencontrées font partie de ceux qui badigeonnent les œuvres d’art afin de sauver la Création : l’iconoclastie, autre grande passion des temps prophétiques.
Un voyeurisme hors d’âge
Cette disparition de la nature merveilleuse sous les coups de boutoir de l’humanité serait donc à la source de la perte de libido chez le narrateur. Là encore, difficile de percevoir si l’auteur est ironique ou inconséquent, puisque son narrateur tend à rêver de partouze à tout bout de champ, y compris alors que son fils se trouve sur la banquette arrière. Rien toutefois d’une vision gauloise, rabelaisienne de la sexualité comme plaisir de la chair et des sens : on est plutôt dans le registre houellebecquien de l’expression simpliste d’un pur besoin éthologique, décrit avec un mélange de froideur scientifique et de voyeurisme un peu sordide. Ainsi, lors d’une soirée improvisée dans un petit village où Paul a échoué après avoir abandonné sa famille « pour leur bien », une beuverie ramène les participants à leur simple instinct naturel : « l’instinct qui nous poussait à reproduire notre espèce pour assurer sa prolifération sur tous les continents, instinct désormais anachronique, voire contradictoire compte tenu de la menace que nous étions pour nous-mêmes, cet instinct avait colonisé notre pensée, réduit à néant notre faculté de produire des raisonnements, et résolu de savoir quel était notre but dans la vie : il fallait, avant la fin de la soirée, niquer à tout prix. »
On retrouve aussi beaucoup de Houellebecq dans le long message qu’écrit Clémence à Paul lorsque, plusieurs mois après la fuite de celui-ci, elle accepte de lui parler. Revendiquant sa liberté retrouvée en la limitant à celle d’étrenner le plus de partenaires possible – selon un stéréotype tout de même un brin misogyne –, Clémence a de plus la cruauté gratuite de raconter tranquillement à son ex-mari qu’elle a « commencé à fréquenter quantité d’autres hommes, et aussi quelques femmes ». Plus loin, elle déclare, tout aussi tranquillement : « ces quantités d’autres hommes dont je te parle viennent à la maison une fois Marius au lit [sic], individuellement, ou parfois en très petits groupes. »
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Même l’esprit le plus désillusionné pourra s’imaginer que Clémence, cadre fort bien rémunérée du groupe Carrefour, aura sans doute préféré, tout aussi autocentrée qu’elle puisse être, payer ces soirs-là une baby-sitter.
Il y a là encore un peu de voyeurisme, comme une envie de choquer en présentant quelque chose de trop gros pour être vrai : mais cela fait bien longtemps que la morale n’est plus indignée de ce genre de saillies, et bien longtemps également que, plutôt que de nous divertir, elles nous ennuient.
Aussi, à choisir, on retiendra de ce roman la description du diffus et irraisonné malaise écologique comme une incarnation nouvelle de l’archaïque regret du Paradis perdu et, derrière celui-ci, de la nostalgie de l’enfance.
- Quentin Jardon, Le chagrin moderne, Flammarion, 2024.
- Crédits photo : Károly Effenberg © Flammarion.
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