Gil Bartholeyns © Alex Lang

Gil Bartholeyns : Effets de confins

On sait que les interdits ont tendance à s’estomper lors de situations extrêmes de danger, de survie ou d’isolement : des naufragés en tuent un autre pour survivre, des prisonniers de guerre se donnent la mort, des rescapés s’entredévorent… Il en va de même, sans doute, pour la spiritualité qui confronte le rationnel : elle peut survenir chez les plus imperméables à toute réalité « supérieure ». Il peut s’agir de mysticisme, mais aussi de dérèglements ou d’extensions du réel : apparition, vision, présence des morts, rituel, hantement, animation des choses… Je n’y ai pas songé en écrivant L’Occupation du ciel, qui raconte la catastrophe énigmatique d’une base sur Mars par le prisme du seul survivant, l’astronaute américain Clay Sawyer, de retour sur Terre tandis que d’immenses incendies ravagent la Californie. Même si l’espace fait figure de « dernière métaphysique », je n’avais pas anticipé l’irruption de ces phénomènes au moment d’écrire la situation critique de l’astronaute. Peut-être un effet de la pensée narrative en immersion ou d’expériences personnelles.

Extrait 1 (p. 105-106)

Sans prévenir j’avais pris, en rover, la direction des canyons de Rupel. J’étais avec Anita, enfin avec Anita qui n’était plus Anita, qui était Anita sans l’être. J’avais coupé la radio. Je voulais m’éloigner avec elle et trouver une sépulture dans les roches en brèche, le plus loin possible. Arrivé aux canyons, j’ai porté Anita dans mes bras, Anita et l’avenir qu’elle portait, suivant les lignes d’érosion descendantes, et, parvenu au fond, accumulant des pierres noires autour d’elle, demeurant assis dans un silence de mort, ne percevant que mon souffle, je me suis senti à la fin physique du monde et à la fin du monde physique. J’étais prêt à retirer mon casque, éprouvant une ivresse des profondeurs, une ivresse des confins. L’environnement était aboli par la séparation que me procurait l’équipement tandis qu’Anita était à visage découvert, au contact de la vérité de ce lieu, et je me suis couché à côté d’elle. Nous appartenions désormais elle et moi à deux mondes inversés et irréductibles. N’avait-on pas idée d’aller aussi loin pour devoir se séparer d’un amour et du meilleur qui soit, le corps à deux, le sommeil à deux, la joie unique du regard de l’autre et du sien sur l’autre, brièvement mais alors le temps cesse d’exister et l’on commence d’exister hors du monde, hors de l’éternité, hors du présent même, sans miroir, sans sable, sans ciel, sans lendemain. Anita reposait là comme une chose qui ne regarde plus ni le sable ni le ciel, une chose bien au monde, une chose pour toujours. Je devais me décider. Rester moi aussi pour toujours ou partir pour toujours. Je voulais rester et je voulais partir. Ce n’est qu’à la nuit tombée, nuit d’encre, que je me suis résolu à remonter de ce nulle part, après avoir regardé une dernière fois, au faisceau de la lumière froide, le visage solitaire d’Anita, ses doigts nus, sa silhouette – remontant seul, minuscule dans le haut canyon, me retournant trois fois et trois fois m’attendant à voir Anita me suivre, Eurydice impossible.

Extrait 2 (p. 261-263)

Dans les heures qui avaient suivi son retour à la base, il avait essayé d’assurer sa respiration, d’un équipement de vie à l’autre, d’une réserve à l’autre, tout en cherchant le moyen de rétablir une atmosphère respirable. Puis, pendant des jours, il avait combattu une base devenue folle. Elle n’en faisait qu’à sa tête, il ne comprenait pas. Les problèmes semblaient survenir après leur résolution et ne lui laissaient pas le temps de réfléchir. Impossible de remettre à la masse les installations. Impossible d’augmenter le niveau d’épuration. Impossible de maintenir l’alimentation. Impossible de dompter les panneaux solaires. La base semblait vouloir se débarrasser de lui comme elle s’était débarrassée de tout le monde. Impossible de fermer ou d’ouvrir. Impossible de remplir ou de vider. Impossible de brancher ou de débrancher. Comme si elle commandait, malveillante, contre lui. Comme si elle le traquait, le piégeait à coups répétés. Corps et nerfs, elle le tenait à sa merci, défaisant ce qu’il avait refait à grand-peine, déstabilisant ce qu’il avait réussi à stabiliser. La température de référence avait encore changé. L’heure était à nouveau fausse. La base n’était pourtant pas dotée d’une intelligence artificielle qui aurait pu se désaligner. Comment sécuriser les systèmes vitaux air-eau, la température, la pression, l’aéroponie ? Ils étaient mis en déroute à toute heure, entraînant chez Clay une insomnie critique. La base ronronnait. Il l’entendait ricaner. Elle faisait exprès de lancer des bruits inquiétants. Il se levait, refaisait le tour. Elle l’appelait de l’autre côté, mais quand il arrivait il n’y avait plus rien. Un jour, un écrou au sol. Gros, hexagonal, luisant. Comment faisait-elle ? Une autre nuit, un papier s’agitait dans une ventilation. À cause de cette activité sournoise, il s’attendait à trouver quelqu’un ici ou là. Anita se retournait vers lui. George se redressait, un outil à la main. Clay se raidissait au beau milieu de la nuit. Quelqu’un frappait au sas ? Il allait voir. Regardait partout dehors. Il n’y avait personne, évidemment. Mais il y retournait chaque fois, il ne s’habillait même plus pour aller voir. Il s’était demandé si ces coups n’étaient pas dans sa tête, comme un bruit au milieu d’un rêve : il retentit à l’extérieur et une fois éveillé il n’existe pas. Puis, en deux ou trois jours, moins de perturbations, moins de mauvais tours, et bientôt le calme, le silence, les bips à nouveau réguliers, les indicateurs à l’équilibre, à nouveau le souffle du vent, le perturbographe au repos. Plus d’alarmes, fini les coups de sang. La base semblait calmée, endormie. Alors un vent de panique avait balayé Clay. Il était seul, même plus aux prises avec cette créature infernale partiellement hypogée. Le moindre cliquetis ou clignotement à l’autre bout du noyau d’habitat le promenait dans les enfers. D’où venait ce grincement de pression, ce claquement de dilatation, ce sifflement de rupture d’étanchéité ? Un jour, un astromobile était venu lui rendre visite, s’arrêtant à quelques mètres de l’entrée principale. Aux aguets. Attiré par quoi ? Que faisait-il ? Clay était sorti et avait lancé des pierres sur la caboche de ce sale petit espion inerte. C’était la première fois qu’il osait ressortir. Et si la base refusait de lui ouvrir ? Si le rover, qui lui avait sauvé la vie, se mettait à reculer, à prendre ses distances, l’air de dire « une fois, ça suffit » ? Ce n’est pas un être, se répétait Clay, ce n’est qu’une chose. Ce tas de matériaux composites ne veut rien, ne pense rien. Je ne dois pas lui accorder plus d’intérêt qu’un effet secondaire de défaillance. Aucune intention ne l’a conduit jusqu’ici. Il n’a, lui, aucune agence. Au bout de trois jours, l’engin géologue était reparti. Qu’est-ce qu’il venait faire ici, normalement positionné à deux cents kilomètres ?

Extrait 3 (p. 267-268)

Prévoir dans la durée sans s’attacher un avenir. C’était le destin. Tout faire et n’en rien attendre. Les jours passaient. S’en remettre à Dieu ? Il avait quelque chose d’incongru, Dieu, dans ces dunes aux ombres étirées, dans ces plaines détritiques, dans ces champs de geysers. Aucun dieu ne semblait avoir destiné l’homme à ce monde. S’il y marchait, c’était hors de Son œil, sans Son souffle, privé de Sa main, c’était dans une affreuse nudité que l’homme y marchait.

Clay s’attendait à L’entendre d’un moment à l’autre. Il entendrait des oiseaux. Une mouche viendrait se poser sur sa main. Il verrait une pousse tendre percer la terre infertile. Il était loin l’Au-delà. Plus loin que prévu. Il devait être dans la constellation du Centaure. Ou bien sur Terre. Un être sans âme, se disait Clay à propos de Dieu. Il était sans appui, au bord de la vraie perdition, celle dont aucun mot ne sort. L’idée de Dieu, de sa présence ouverte, ne lui était encore jamais venue. Il y avait toujours trop d’hommes, toujours trop de possibilités. De trop rares occasions d’entrer en soi-même, de vivre en soi. Toujours cette sorte d’équilibre entre le dedans et le dehors qui excluait le vide qu’est Dieu comme besoin de remplir l’être. Que faire d’autre de la solitude ? Que faire d’autre de soi, à part le lieu de ce que Dieu peut être et ne pas être ? Il en avait été ainsi pour Clay et pour Lui, pendant les mois d’automne, avant qu’il puisse enfin se composer un esprit de retour, un esprit technicien et agile. La terreur absolue débouchait sur Dieu, sur l’existence de Dieu, sur l’espoir de Son existence, dans la nudité absolue qu’était l’expérience d’être hors du monde.

  • L’Occupation du ciel, Gil Bartholeyns, Paris, Rivages, 2014.
  • Crédits photo : ©Alex Lang, 2023.
  • © Éditions Payot & Rivages, Paris, 2024. Collection Rivages/Imaginaire (dir. Valentin Baillehache). Avec leur aimable autorisation.

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