Dans le premier volet de sa trilogie Cadela Força, de sa Trilogie des Chiennes, intitulé A Noiva e o Boa Noite Cinderela (La Mariée et Bonne nuit Cendrillon) présenté à la Villette à Paris, la metteuse en scène, dramaturge et interprète brésilienne Carolina Bianchi livre un spectacle-coup de poing où elle interroge, inquiète et performe la violence, et en particulier la violence de genre, du viol au féminicide. Sans provocation gratuite ni démonstration misérabiliste ou psychologie hâtive et sans une once de moralisme édifiant, le spectacle, lui-même composé de deux parties, mêle histoire de l’art, littérature et étude de performances, et livre une expérience collective de la violence faite aux femmes et de l’enfer intérieur qu’elle creuse, comme un abîme, en chacune des victimes.
Tout commence d’ailleurs par l’évocation de l’enfer.
Défilent sur un écran les premiers mots de L’Enfer, la première partie de la Divine Comédie de Dante : « Au milieu du chemin de notre vie / je me retrouvai dans une forêt obscure, / dont la route droite était perdue » comme une manière de poser le cadre, celui d’un point de non-retour inscrivant un avant perdu et un après douloureux, celui de la forêt sombre comme un labyrinthe au fond de soi et enfin, celui d’une incapacité à aller de l’avant, à continuer comme avant. Sans que les mots de « viol » ou de « féminicide » n’aient eu encore à tomber, l’abîme se creuse et le malaise gronde comme les basses sourdes au plateau. Suivent ensuite les photographies des toiles de Botticelli, mettant en scène la nouvelle de Nastagio degli Onesti tirée du Décaméron de Boccace.
Carolina Bianchi entre sur la scène, toute de blanc vêtue et ses cheveux ébènes coiffés à la manière d’une nouvelle Blanche-Neige. Elle raconte alors chacun des épisodes représentés sur les toiles que le peintre italien a peintes en 1483 sur commande de Laurent le Magnifique, introduisant par le biais de la littérature les notions de patriarcat, de viol, de culture du viol et de féminicide. Il faut dire que l’histoire de Nastagio degli Onesti, tirée de la cinquième journée, intitulée « L’enfer pour les amoureux cruels », n’est rien d’autre que la démonstration de la violence masculine : Nastagio, qui a quitté sa Ravenne natale après avoir été rejeté par celle dont il est amoureux à sens unique, assiste dans la forêt à la chasse infernale d’une jeune femme nue et en larmes poursuivie par deux chiens qui la mordent et par un cavalier noir qui menace de la tuer avec son épée. Alors que Nastagio tente de s’interposer pour empêcher le massacre, le cavalier noir raconte qu’en raison de la cruauté avec laquelle la jeune femme l’a autrefois éconduit elle est désormais condamnée, tous les vendredis, à subir cette chasse infernale, à subir une nouvelle fois son assassinat, à subir une nouvelle fois son dépeçage et à subir une nouvelle fois la résurrection de son corps, après que ses membres ont été donnés à manger aux chiens. Nastagio semble adhérer à la justification de l’autre homme et laisse finalement faire le massacre. Mais la cruauté masculine ne s’arrête pas là. De retour à Ravenne, Nastagio convie, pour le vendredi suivant, famille, amis et la jeune femme qui le refuse, à un banquet dans la même forêt du supplice. Sans tarder, la jeune femme nue apparaît, suivie par son prédateur et les deux animaux. Horrifiée par le spectacle auquel elle assiste, celle qui refusait jusqu’alors Nastagio cède à la pression – la nouvelle dit qu’elle comprend la cruauté dont elle a fait elle-même preuve en osant refuser l’homme… – et décide de se marier avec lui. Là, le conte de Boccace s’arrête, avant de devenir le sujet de ces toiles que Botticelli peint en guise de (bien curieux, terrible et cruel) cadeau de mariage à des notables de la Renaissance…
Interroger la performance, ressusciter la performance
De cette première évocation à la frontière entre littérature, conte et imagination découle la référence, centrale dans le spectacle de Carolina Bianchi, à la performeuse italienne Pippa Bacca et à sa performance Brides on Tour, dans laquelle elle devait rejoindre en autostop, avec son binôme, l’artiste performeuse Silvia Morro, Israël, vêtues de robes de mariées, en partant d’Italie et en traversant des territoires en guerre, afin de promouvoir la paix et d’éprouver la bonté humaine. L’idéal de la jeune femme contraste, rappelle rapidement Carolina Bianchi, avec la réalité du monde extrêmement violent et cruel avec les femmes : Pippa Bacca meurt assassinée au cours de la performance après avoir été violée alors qu’elle rejoignait la Turquie.
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Les bases du spectacle sont posées et l’écriture puissante de Carolina Bianchi tisse ainsi les différents fils les uns avec les autres : la femme, la forêt, le conte, la traque, le féminicide, les hommes, les chiens, … dans une première partie de conférence-théâtre dans laquelle elle interroge la question de la violence et de la violence sexuelle tout particulièrement, à travers le prisme de la performance de Pippa Bacca et d’autres performeuses qui ont traité cette violence par une action sur leurs propres corps, souvent mutilés, comme José Regina Gallando, Tania Bruguera, Ana Mendieta, Gina Pane, ou encore Jill Orr. Au plateau, une table recouverte d’une nappe d’un blanc immaculé devient le pupitre de la conférencière qui tient devant elle une épaisse liasse de feuilles, qu’elle lit, qu’elle déroule, comme elle ouvrirait la boîte de Pandore des violences de genre façon tonneau interminable des Danaïdes. Par les photographies de certaines de ces performances projetées sur des grands panneaux blancs, la Brésilienne ressuscite, pour les spectateurs comme pour sa démonstration, les performances elles-mêmes car « [p]arler du théâtre, c’est dialoguer avec les morts ». La réflexion appelle la performance qui convoque la mémoire et ce qui est enfoui, la performance qui fait revivre les fantômes, la performance qui donne accès à l’insondable. Comme José Regina Gallando dans sa performance Siesta, Bianchi-performeuse engloutit, au terme de la première partie, un cocktail de sédatifs, appelé au Brésil « Boa Note Cinderela » (« Bonne nuit Cendrillon ») et utilisé par les agresseurs sexuels. Peu à peu, elle s’endort et son corps inerte est emporté par les membres de son groupe Cara de Cavalo sur un matelas aux draps d’enfant colorés auprès de tombes où gisent abandonnés des ossements qu’on imagine être ceux de femmes avec en toile de fond une photographie de désert mexicain projeté sur grand écran.
Précipitant les spectateurs et les spectatrices, complices de sa soumission chimique, dans un ensemble de références littéraires, Carolina Bianchi ne manque alors pas de convoquer le roman-somme du Chilien Roberto Bolaño, 2666, qui a consacré l’une des cinq parties du livre aux féminicides qui ont réellement eu lieu dans la ville mexicaine de Ciudad Juárez, devenue Santa Teresa sous sa plume. Avec la même sidération que Bolaño quand il se livrait à la description exhaustive des cadavres de femmes et de la manière dont ils ont été découverts, la mise en scène de Carolina Bianchi ressuscite les femmes victimes de féminicides, déjà parce qu’elles existent à nouveau au plateau, puis par la danse et les transes de la compagnie qui prend en charge la seconde partie du spectacle.
Fuck catharsis !
S’il y a certes résurrection, le travail de Carolina Bianchi se place pourtant du côté des artistes qui refusent à l’art un quelconque pouvoir cathartique. Le malaise des spectatrices et des spectateurs face à leur propre complicité n’a pas vocation à fournir des réponses, ni à horrifier pour libérer. La metteuse en scène elle-même confesse, via un écran qui donne à lire le reste de ses réflexions une fois qu’elle s’est endormie, qu’elle non plus ne voit pas son travail comme une manière de guérir de son traumatisme ni de surmonter la plaie béante du viol dont elle a été victime il y a dix ans. Bien au contraire, A Noiva e o Boa Noite Cinderela précipite le public dans un monde où le corps des femmes est meurtri, souillé, sali ; où le traumatisme ne se dit pas dans les mots mais dans les plaies et le sang. Les rêves, la dimension onirique et imaginaire du spectacle s’entrechoquent avec la crudité du réel évoqué, comme celui de cette femme prise au piège dans une voiture sur le plateau qui écrit « Help » sur son pare-brise ou comme le viol, l’assassinat, le dépeçage de la mannequin Eliza Samudio dont les restes sont donnés à manger à des chiens, sur les ordres de Bruno Fernandes, gardien de but du Flamengo et pour un temps son compagnon. Mais là encore, la réalité confine à l’hallucination, rappelle Carolina Bianchi via ses mots projetés à l’écran, lorsque les fans du footballeur viennent l’acclamer à sa sortie de prison parés de masques de têtes de chiens…
S’il y a certes résurrection, le travail de Carolina Bianchi se place pourtant du côté des artistes qui refusent à l’art un quelconque pouvoir cathartique.
Car il y a bien, dans le refus de la catharsis par Carolina Bianchi, la volonté de confronter directement et sans concession ni détour à la violence du viol et du féminicide, sans jamais l’éluder, jamais l’expliquer, jamais l’évacuer, jamais la sublimer. Même la référence inaugurale à l’Enfer ne dit pas autre chose : l’enfer, la forêt sombre, l’impossibilité d’avancer font partie du chemin. Le refus de la catharsis répond directement à l’idée même de résurrection puisque cette dernière suppose de penser « la vie après la vie », de donner corps, voix et langage à ce qui s’est produit, même dans sa violence, même avec violence. Le sommeil de la performance de Carolina Bianchi dit cette voix qui hurle, silencieuse et sourde dans la nuit, mais ne parvient jamais à se taire. Mais ce sommeil dit aussi l’endormissement d’une société qui ne veut pas voir la violence de genre, voire s’en accommode en se racontant une petite histoire, comme un conte pour enfants, Cendrillon par exemple…
- Trilogie Cadela Força – Chapitre I : A Noiva e o Boa Noite Cinderela du 6 au 8 novembre 2024 à la Villette dans le cadre du Festival d’Automne et du 31 janvier au 2 février 2024 au Maillon Théâtre de Strasbourg-Scène européenne.
- Crédit photo : © Christophe Raynaud de Lage
- Texte, conception, mise en scène et dramaturgie : Carolina Bianchi
- Traduction pour le surtitrage de Larissa Ballarotti, Luisa Dalgalarrondo, Joana Ferraz, Marina Matheus (anglais), Thomas Resendes (français)
- Avec : Larissa Ballarotti, Carolina Bianchi, Blackyva, José Artur Campos, Joana Ferraz, Fernanda Libman, Chico Lima, Rafael Limongelli, Marina Matheus
- Dramaturgie et recherche : Carolina Mendonça
- Direction technique, musique originale et son : Miguel Caldas
- Lumière : Jo Rios
- Scénographie : Luisa Callegari
- Vidéo de Montserrat Fonseca Llach
- Costumes : Carolina Bianchi, Luisa Callegari, Tomás Decina
- Collaboration artistique : Tomás Decina
- Entraînement du corps et de la voix : Pat Fudyda, Yantó
- Construction voiture : Mathieu Audejean, Philippe Bercot, Miguel Caldas, Luisa Callegari, Pierre Dumas, Lionel Petit, Xavier Rhame, Jo Rios – Atelier de construction du Festival d’Avignon
- Dialogue sur la théorie et la dramaturgie avec Silvia Bottiroli
- Collaboration artistique : Edit Kaldor (DAS Theatre)
- Vidéo du karaoké : Thany Sanches.
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