« Nous sommes les filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler », « Sorcière VNR » clament les pancartes de militantes féministes lors de marches pour le droit à l’avortement. La résurgence de la figure de la sorcière, fantasmée et honnie, s’explique par sa capacité à porter un récit et une mémoire, celle des femmes victimes de persécutions à travers les âges.
Depuis la publication de Sorcières. La Puissance invaincue des femmes (2018) de Mona Chollet, les sorcières sont sur toutes les lèvres. À travers elles, et dans le sillage d’autres théoriciennes engagées comme Silvia Federici (Une guerre mondiale contre les femmes : des chasses aux sorcières au féminicide, 2018) ou Françoise d’Eaubonne (Le Sexocide des sorcières : fantasme et réalité́, 1999), Chollet identifie un modèle féministe dual. La sorcière fonctionne d’abord comme une métonymie des violences sexistes et sexuelles imposées aux femmes dans leur ensemble, accusées d’avoir pactisé avec le Malin. Elles sont aussi sujets modernes et politiques puisqu’elle se posent en modèles de rébellion contre le système patriarcal, et de reconnexion avec le temps long de la Nature, un « idéal vers lequel tendre », selon les mots de Chollet. Si ce retour en grâce des sorcières mérite d’être exploré, c’est parce qu’il opère un syncrétisme saisissant entre histoire, folklore et modernité : ces ensorceleuses passent d’objet de persécution à celui de sujet politique, mais transcendent aussi l’univers de la fiction, pour s’incarner dans le monde réel.
La sorcière : une figure politique
La sorcière est une figure éminemment politique, comme l’a bien compris la députée écoféministe Sandrine Rousseau lorsqu’elle confie à Charlie Hebdo en 2021 préférer « [l]es femmes qui jettent des sorts plutôt que [l]es hommes qui construisent des EPR. ». Cosignataire avec Coralie Miller de la tribune « Sorcières de tous les pays, unissons-nous ! » en 2019, elle en appelait à se soulever contre une « société patriarcale [qui] se nourrit des cendres de ces femmes et de ces filles ». Cette récupération de la figure de la sorcière ne date pas d’hier et s’inspire d’un mouvement initié par Jules Michelet dans La Sorcière en 1862 ou encore par le film Häxan. La sorcellerie à travers les âges, réalisé par Benjamin Christensen en 1922.
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Identifier la sorcière comme une figure historique de lutte pour les droits des femmes profite d’un phénomène de « sur-fiction », analysé en détail par la chercheuse en littérature Anne Besson dans son essai Les Pouvoirs de l’enchantement : usages politiques de la fantasy et la science-fiction (2021). À travers cette notion, elle étudie notamment le potentiel disruptif de figures fictionnelles, capables d’infiltrer, voire d’influencer la vie politique contemporaine, à la manière des servantes écarlates, tirées de l’univers de Margaret Atwood, qui défilent en protestation contre la perte d’autonomie du corps féminin aux États-Unis, ou des sorcières, qui jettent des mauvais sorts pour détruire le « Grand Orange », le président Donald Trump. L’histoire des procès de sorcellerie a été plusieurs fois révisée et contestée. En 1972, les militantes féministes Barbara Ehrenreich et Deirdre English font valoir dans leur essai Sorcières, sage-femmes et infirmières, que ces prétendues sorcières étaient des guérisseuses, mises à l’écart par le corps médical. Aujourd’hui, l’historienne du féminisme Michelle Zancarini-Fournel met en garde contre la simplification qui voudrait que la chasse aux sorcières soit un point d’acmé dans l’histoire de la misogynie. Dans le récent Sorcières et sorciers. Histoire et mythes (2024), elle rétablit certaines vérités historiques, comme le fait que les hommes ont aussi été concernés par cette chasse et que les femmes étaient souvent de vieilles personnes, éloignées de la figure d’empouvoirement valorisée dans les médias ces dernières années.
Les sorcières passent d’objet de persécution à celui de sujet politique, mais transcendent aussi l’univers de la fiction, pour s’incarner dans le monde réel.
Witchtok : entre féminisme et capitalisme
Avec Sorcières, Chollet exalte un féminin puissant, où la femme n’est plus essentialisée et, de fait, réduite à ses fonctions reproductrices et nourricières. Elle se pose en parfait opposé des tradwives qui revendiquent être des femmes dociles et maternelles. La sorcière n’est pas seulement une figure allégorique, étendard de luttes sociales, mais aussi une icône pop qui innerve nos imaginaires populaires, de nos écrans à nos romans, depuis les années 1990. Ces représentations, de la saison Coven (2013-2014) d’American Horror Story de Ryan Murphy aux Nouvelles aventures de Sabrina (2018-2020) de Roberto Aguirre-Sacasa ne sont pas sans poser problème aux yeux de la spécialiste en étude de genre Kristen J. Sollee. Dans Witches, Sluts, Feminists. Conjuring the Sex Positive (2017), elle expose combien les sorcières sont encore et toujours définies par un prisme masculin, qui, de manière répétée, instaure un cadre normatif, cherchant à exalter la sorcière sous les traits d’une femme blanche et belle : « Il y aura toujours une appropriation capitaliste des identités et des mouvements qui ont autrefois été relégués à la marge ».
Chollet exalte un féminin puissant, où la femme n’est plus essentialisée et, de fait, réduite à ses fonctions reproductrices et nourricières.
Néanmoins, le phénomène Witchtok, particulièrement développé sur les réseaux sociaux, n’a que faire de ces archétypes. Être sorcière c’est avant tout une vocation, une autorévélation. Sur TikTok et Instagram, des femmes se revendiquant « druidesse », « cartomancienne » ou « enchanteresse », partagent leurs tirages de cartes, leurs rituels et autres sortilèges de protection quand elles n’éditent pas des grimoires modernes, à la manière de Witch, please (2019) de Jack Parker ou de Mon Grimoire de sorcière (2021) de Little Witchy. Par email aussi, ces sorcières 2.0, comme la journaliste Arièle Bonte de Spell It Out, proposent de vous faire parvenir des newsletters destinées à rendre accessible leurs pratiques au-delà du cercle des initiés. Les marques et les petits commerçants flairent le business juteux, nombreuses sont celles, comme sur la plateforme Etsy, qui commercialisent des kits de débutants, contenant huiles, cartes de tarot, pierres et feuilles de thé, supposés connecter son acheteuse à sa « magie intérieure » ou à son « féminin sacré ».
Mêlant nostalgie pour la « Generation Hex » (littéralement « génération sortilège ») des années 1990 qui a vu naître des figures comme celles de Willow de Buffy contre les vampires (1997-2003) de Joss Whedon ou de Nancy dans Dangereuse Alliance (1996) d’Andrew Fleming, avec l’hyper-connectivité de la Génération Z, la figure de la sorcière n’a pas fini de se métamorphoser, au bon vouloir de la culture qui lui est contemporaine.
- La Puissance invaincue des femmes, Mona Chollet, Zones, 2018.