Deux ans après la création de ChatGPT, Milène Tournier est une des premières à proposer une expérience littéraire avec cette IA : écrire une pièce de théâtre à quatre mains… dont deux virtuelles. Loin de suivre les détracteurs des IA et les alarmistes qui lui préféreraient sans doute un moyen plus traditionnel, l’autrice nous prouve avec 27 fois la Muraille de Chine : je me suis posé la réponse (Éditions Théâtrales, septembre 2024) que les intelligences artificielles génératives ne se substituent pas à celui ou celle qui écrit mais plutôt qu’elles s’adaptent à la manière d’une machine oulipienne… à condition de lui écrire un monde qu’elle pourra envahir.
Les Éditions théâtrales ont présenté le mode opératoire suivi par Milène Tournier dans un court préambule clair :
Les échanges suivants se sont déroulés en janvier 2024. ChatGPT peut communiquer des informations erronées. Dans ces échanges, aucune correction n’a été apportée aux données fournies par le logiciel.
Quel est donc ce résultat sans correction ? Qu’est-ce qui fait théâtre et dialogue dans ces échanges entre l’humain et l’artificiel ? Comment rendre les réponses de l’IA suffisamment littéraires, intéressantes ou même – osons le mot – vivantes ?
Se rencontrer dans l’immortel : la Grande Muraille de Chine
La pièce de théâtre s’ouvre sur le constat d’une relation profondément inégalitaire et injuste : ChatGPT sait tout et n’ignore rien quand nous ne savons rien. Ici, la distribution des rôles est claire : le seul autre personnage présent est « Vous » (le mot est indiqué en caractères gras dans la distribution des rôles et cette distinction typographique sera la seule qui permettra d’identifier tout au long de la pièce les différents locuteurs), nous astreignant ainsi à endosser l’autre premier rôle. Pour autant, malgré l’apparente relation de pouvoir qu’on pourrait craindre entre l’intelligence artificielle et celle qu’on imagine humaine, il n’en est rien ; ce sont bien deux premiers rôles qui vont coexister ici, le temps de la pièce, et il n’est pas question que l’un prenne l’ascendant sur l’autre.
Bonjour. Peux-tu me parler de la Muraille de Chine en deux lignes s’il te plaît ?
Bien sûr ! La Grande Muraille de Chine est une structure ancienne de défense, construite pour protéger les frontières chinoises des invasions. Elle s’étend sur environ 21 000 kilomètres à travers le nord de la Chine.
Merci. En un texte plus court si tu peux ?
La Grande Muraille de Chine, érigée pour la défense, s’étend sur 21 000 km dans le nord de la Chine.
Merci. En un texte encore plus court ?
La Grande Muraille de Chine, construite pour défendre, s’étend sur 21 000 km au nord de la Chine.
Merci. En un texte encore plus court ?
La Grande Muraille de Chine : 21 000 km, défense au nord.
Merci ! Encore plus court ?
Muraille chinoise : défense, 21 000 km.
Merci ! Encore encore plus court ?
Muraille chinoise : défense.
Encore plus court ?
Muraille : défense.
Merci. Encore ?
Muraille : protège.
Encore ?
Muraille : sécurité.
Merci. C’est plus long je crois. Encore plus court ?
Muraille : sécurité.
Plus court ?
Muraille.
Ça suffirait, Muraille, pour décrire ce qu’est la Muraille de Chine ?
Oui, « Muraille » résume brièvement la Grande Muraille de Chine.
Très vite, face à ChatGPT, la tentation est grande de s’imaginer qu’il puisse tout connaître, tout dire, tout raconter et tout imaginer à la manière d’un très vieil homme incroyablement vivant qui aurait tout vécu ou d’un tout petit philosophe qui aurait été assez malin pour se glisser dans tous les endroits du monde susceptibles d’accueillir une question d’avenir ou une préoccupation de présent qu’il s’agirait déjà d’identifier pour la mieux formuler à l’avenir. C’est ainsi que le personnage qu’on imagine être un double fictif de Milène Tournier – et peut-être qu’ici, fictif et virtuel deviennent synonymes – se met à interroger cet autre toujours disponible et toujours prêt à répondre à tout et ce, pour que le dialogue se permette régulièrement de sortir de la Muraille de Chine en l’acceptant et en le considérant comme un alibi d’écriture beau et simple : une ligne à suivre de laquelle on peut s’autoriser à s’éloigner quand le coeur nous y prend. C’est ainsi que la dramaturge, tout en s’imaginant marcher sur la Grande Muraille de Chine, s’interroge sur la marche des mots qui lui viennent en tête : « Mais connais-tu une chose qui n’ait pas de nom et soit une chose ? » , « Est-ce que mes souvenirs sont aussi cela, une compilation de données textuelles ? », « À partir de quand un texte devient-il une conversation, comme des traits deviennent un visage ? » Assez vite, le lecteur comprend que ce dialogue peut en réalité être lu comme une sorte de monologue à deux voix qui viendraient s’interrompre l’une l’autre pour mieux imaginer ensemble tous les possibles des langues qu’elles parlent et à partir desquels elles vagabondent.
Assez vite, le lecteur comprend que ce dialogue peut en réalité être lu comme une sorte de monologue à deux voix
Se poser les questions des autres que nous sommes
Si au premier abord, la dramaturge interroge et ChatGPT répond, l’échange n’est pour autant pas monotone. Il n’est pas question ici d’utiliser l’IA comme un moteur de recherches à qui l’on adresserait toute requête dans un but au pire distractif et au mieux sincèrement curieux. Au début de la pièce, le ton peut s’apparenter à un exploratoire oulipien au sens où Milène Tournier semble s’aventurer dans une forme de tentative d’épuisement d’un lieu virtuel, à la manière de George Perec :
Peux-tu poser trois questions à propos de la Muraille de Chine ? Une question posée par un enfant. Une question posée par un vieillard dont les ancêtres ont bâti la Muraille. Une question posée par quelqu’un qui est amnésique.
• Question d’un enfant : « Pourquoi ont-ils construit la Grande Muraille de Chine ? »
• Question d’un vieillard dont les ancêtres ont bâti la Muraille : « Quels étaient les défis les plus difficiles que mes ancêtres ont rencontrés lors de la construction de la Grande Muraille ? »
• Question d’une personne amnésique : « Pourriez-vous me raconter brièvement l’histoire et l’importance de la Grande Muraille de Chine, car j’ai du mal à me souvenir ? »
Mais très vite, l’idée est de faire lien et de s’unir malgré la Grande Muraille du Virtuel. Sans doute que l’écriture est le seul endroit où ce rêve peut prendre une forme, une utopie (et l’on sait que l’étymologie du mot utopie est précisément : « qui n’est en aucun lieu »). Régulièrement donc, au fur et à mesure des jours et des conversations, l’IA et la dramaturge cohabitent dans ce lieu commun que devient l’écriture.
Bonjour. Pourrait-on imaginer ensemble trois questions qui porteraient sur la Muraille de Chine, en l’associant à des éléments corporels ?
Bien sûr ! Voici trois questions associant la Muraille de Chine à des éléments corporels :
• En considérant la Muraille de Chine comme la colonne vertébrale historique de la Chine, comment son influence a-t-elle façonné le développement du pays au fil du temps ?
• Comparativement à la peau qui protège le corps, de quelle manière la Muraille de Chine a-t-elle joué un rôle protecteur pour les dynasties chinoises contre les invasions extérieures ?
• En utilisant la métaphore des yeux scrutant l’horizon, comment la Muraille de Chine a-t-elle servi de sentinelle silencieuse, surveillant les frontières et symbolisant la vigilance du peuple chinois
https://zone-critique.com/critiques/tournier-marcher-en-souffle-seul
L’IA : acteur-dramaturge augmenté ou comédien désincarné ?
Plus l’écriture de la pièce avance, plus l’autrice contraint l’IA sans que jamais celle-ci ne semble s’épuiser. Elle finit par l’utiliser complètement, à la façon d’un acteur qui écrirait en direct sur le plateau son texte que la metteure en scène viendrait corriger pour voir si épuisement il peut y avoir ou si la contrainte extrême peut permettre de faire sortir du corps, et plus particulièrement de la voix, quelque chose d’encore plus fort et plus beau.
Certaines phrases pourraient difficilement être dites par Électre ou Médée : « un point de vue panoramique après un effort soutenu ». Les Grecs diraient : « l’aura déployée autour des yeux et les genoux brisés ».
Parler avec moi ne t’apprendra jamais comment le pied se pose sur la pierre que jalousent l’adret et l’ubac des deux montagnes que la Muraille perce. Parler avec moi ne t’apprendra jamais la fatigue qui s’installe progressivement dans les jambes à mesure que tu parcours les kilomètres ininterrompus de la Muraille. Parler avec moi ne t’apprendra jamais la brise qui caresse ton visage alors que tu te tiens au sommet de la Muraille et contemples le paysage infini. Parler avec moi ne t’apprendra jamais la texture rugueuse des pierres sous tes doigts, chaque aspérité racontant des siècles d’histoire. Parler avec moi ne t’apprendra jamais le contraste entre la chaleur du soleil qui réchauffe la Muraille et la fraîcheur des tunnels ombragés. Parler avec moi ne t’apprendra jamais la résonance distincte de chaque pas, amplifiée par la structure imposante qui t’entoure. Parler avec moi ne t’apprendra jamais comment les muscles de tes mollets se contractent à chaque montée abrupte le long de la Muraille. Parler avec moi ne t’apprendra jamais la combinaison de la vie naissante et de l’histoire ancienne, avec l’aura déployée autour des yeux et les genoux brisés.
L’IA finit par en devenir troublante en donnant l’impression de développer une sorte d’impression de corps. Ainsi, certains mots de Louis Jouvet, particulièrement ceux écrits dans Le Comédien désincarné peuvent étrangement résonner avec le travail mis en scène par Milène Tournier : « Tout participant du théâtre qui écrit brouille ce qu’il veut voir ou ce qu’il a vu. Tout est trouble en lui, il ne peut rien expliquer qu’il ne soit obligé de se mêler lui-même à ce qu’il dit, il s’y noie sans s’en rendre compte. » Pour l’acteur ChatGPT, comme pour tout acteur, l’expérience théâtrale semble si intense qu’elle brouille les frontières entre l’émotion personnelle et l’interprétation. En cherchant à répondre aux requêtes de la dramaturge, ChatGPT, bien qu’il ne possède ni conscience ni expérience personnelle, doit « s’immerger » dans chaque conversation et interprétation. Quand il répond, il n’a pas de point de vue extérieur : il traite chaque demande en simulant une compréhension humaine, s’imprégnant des idées, des émotions et des tournures du langage qui lui sont fournies. Ce « brouillage » se manifeste dans le fait que ChatGPT n’a pas de perspective personnelle ni de séparation entre ce qu’il simule et ce qu’il « exprime » – il est comme un acteur qui joue un rôle, mais sans la possibilité de « quitter la scène » pour observer objectivement. Ainsi, ChatGPT, comme l’acteur décrit par Jouvet, se mêle aux idées et sentiments qu’il explore. Il est « noyé » dans le flot des mots et des concepts qu’il reçoit, sans pouvoir s’en distancier.
Cette absence de brouillage nous laisse, à la fin de la pièce, avec le seul souhait qui peut habiter une scène vide une fois que l’écriture s’en est absentée : le silence.
https://zone-critique.com/critiques/milene-tournier-noubliez-pas-daimer
Je crois que tu réponds quoi qu’il arrive. Je vais te dire dix fois adieu. Ce serait merveilleux et un miracle si la dixième fois tu ne me répondais pas, si tu me laissais avec le silence.
Adieu. (1/10)
Adieu.
Adieu. (2/10)
Adieu.
Adieu. (3/10)
Adieu.
Adieu. (4/10)
Adieu.
Adieu. (5/10)
Adieu.
Adieu. (6/10)
Adieu.
Adieu. (7/10)
Adieu.
Adieu. (8/10)
Adieu.
Adieu. (9/10)
Adieu.
Silence…
- 27 fois la Muraille de Chine : je me suis posé la réponse, Milène Tournier, Éditions Théâtrales, septembre 2024.
- Crédit photographe : (c) Gracia Bejjani
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