Lina Mor

J’ai connu Pierre comme il a toujours vécu : en crise 

Pierre est un homme du chaos, père, séducteur, attachant et insaisissable. Un jour, il propose à la narratrice de le rejoindre chez lui, pendant que sa femme est absente. Témoin lucide, complice mais jamais dupe, ce texte nous plonge au cœur d’une relation ambiguë, où tout s’attire et brûle. Un portrait électrique composé par Lina Mor.

J’ai connu Pierre comme il a toujours vécu : en crise.

Depuis qu’il est sorti de son asthénie (c’est lui qui emploie ce mot, pas le corps médical), Pierre s’est « décoincé » (encore ses mots). Sa fille est née, il voit d’autres femmes.

Pierre est nerveux et sec, mais une belle gueule d’Italien aux yeux verts. Il a une façon simple et désarmante de parler des choses graves, une façon légère et sincère qui feint la gravité pour mieux l’éloigner.

Aussi, quand il dit des horreurs, quand il raconte qu’il trompe sa copine et qu’elle le laisse peu à peu indifférent, presque, on a du mal à lui en vouloir.

Il me propose de venir deux jours chez lui pour changer d’air, sa copine n’est pas là. Il en profite pour inviter les “insta girls” qui comblent son vide existentiel.

En arrivant, il me fait visiter l’appartement : du linge qui sèche, un parc de jeux pour enfants, des jouets partout par terre, des photos de famille éparpillées sur les murs. Pierre court à droite à gauche en s’excusant, « la fille des Vosges » vient de partir il y a à peine deux heures. Il rit, il fourre sa fille dans la poussette et nous sortons.

Sa vie dissolue et absurde me met à l’aise pour quelques heures. Quand on a grandi chez les fous, les névroses des autres nous semblent plus familières et douillettes que leur joie, mais c’est un piège dans lequel il ne faut pas trop s’attarder.

Pierre lit des livres féministes sur la déconstruction des rapports homme-femme et m’affirme, avec une sorte d’exactitude métaphysique, qu’il n’aime personne. Sans réelle tristesse ni satisfaction. Il s’éprend d’un fantasme puis c’est la désillusion, alors il en cherche un autre.

Pierre me raconte tout ça dans le tram, sa fille à côté qui babille dans la poussette et charme les voyageurs. Je me demande à partir de quel âge un enfant ressent qu’il se passe quelque chose de bizarre.

Pierre semble tout de même plus sûr de lui, un peu assis malgré tout sur sa façon d’éduquer ses enfants (il m’assure que planquer des gâteaux dans la poussette au supermarché ne risque rien). Mais le concernant, c’est toujours le chaos : il est paumé, c’est comme ça, c’est devenu son identité. Parfois, il vaut mieux rester solide dans son brouillard que s’aventurer en dehors, c’est ce qu’il doit penser. Moi je ne pense plus rien, je ne suis pas venue faire la morale, j’acquiesce pour les gâteaux, j’ajoute un Paris-Brest industriel et saisis le caddie.

Pierre depuis bientôt un an ne travaille plus, il se dit “inadapté” au monde du travail. Je l’ai connu dans sa période coursier Deliveroo, paris sportifs, employé de mairie.

En ce moment, il a touché le fond, il fait croire à sa copine qu’il gère mais attend avec angoisse son prochain héritage.

Le lendemain, Pierre rentre de la crèche et recouche Anna. Dans l’embrasure de la porte, il me voit m’activer et dit « on est pas obligés de parler tu sais ».

Pierre et moi nous sommes rencontrés au coin d’une rue. Cinq minutes avant, je dormais sur la table d’un café, j’avais passé la nuit dans un bus. On venait tous les deux de rompre – avec nos partenaires et nos villes –, on allait visiter des appartements à Paris, on se parlait depuis 5 ans sur internet, on avait en commun d’être toujours à côté des choses.

On a jamais couché ensemble, on a jamais vraiment été ni au même endroit, ni ensemble.

Nos existences seulement se croisent et se serrent, se déversent et se laissent jusqu’à leur prochain point de rupture.


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