FICTION. Un bruit peut susciter le désir, exciter le corps, déclencher un shot de dopamine. Dans ce texte érotique intense et sensible, Manon Galinha nous introduit au cantique du CHLAK CHLAK, et à la danse du BDSM.
Bienvenue dans mon bruit. C’est un bruit qui scinde l’air à coup de variations sonores plus ou moins stables. La première fois que je l’ai entendu, j’ai fait mine de ne pas. De ne pas l’entendre m’appeler comme ça, avec aussi peu de décence, comme on appelle un chien du coin de la bouche ou du bout des doigts.
Mais la vérité, c’est qu’il est entré dans mon oreille, qu’il a voyagé le long de mon tympan, sûrement le gauche, jusqu’à se loger au creux de mon système limbique où il a pris toute la place. Alors là j’ai su que c’était foutu. Que j’étais faite. Pour ça. Ce bruit.
CHLAK CHLAK
Le dernier bruit du monde, celui qui a enterré le monde d’avant.
Je m’approche, appelée par lui, un pied devant l’autre, d’une démarche altière, presque forcée, entre la louve et la biche. J’avance ma main, je la tends. L’objet qu’il y dépose est un peu lourd, il pèse sûrement un bon kilo. Son manche occupe tout l’espace, celui de ma main, qu’il recouvre tout entière, du bas de la paume jusqu’à l’envers des faux-ongles que j’ai posés pour l’occasion, en passant par chacun de mes cinq doigts, mais aussi celui autour de moi. Sous moi. Sur moi. Dans moi. Avec l’objet, on ne fait qu’un.
Il devient le prolongement de cette main gauche par laquelle je n’ai jamais ni écrit, ni brossé mes cheveux, ni même tourné une page, et, sans ordonner rien du tout à mes nerfs, je vois mes doigts se refermer sur le manche en cuir, noir, mat, et s’y fondre, les deux peaux en une, sous l’effet du désir ou de la lumière trop basse. Dessus, mon pouce rejoint à peine mon majeur et je me dis que ça doit être la dimension parfaite, qu’il ne faut pas avoir une prise trop serrée, que l’inconfort permet de garder souplesse et attention.
J’ai dû relever les yeux parce que les miens sont dans les siens, ou peut-être l’inverse. Il me demande si je veux qu’il me montre comment faire et je sens mes sourcils se froncer, je suis contrariée : je sais déjà faire. Pourtant, je n’ai jamais fait. Mais je sais, je sens que je sais déjà faire, transcendance du geste qui germe dans ma main depuis les siècles des siècles. Il me sourit un peu, peut-être à lui-même, puis baisse les yeux et se tourne. Mains contre le mur. Dos cambré vers moi. Sa peau, dorée par la lumière tamisée et mes yeux qui scintillent, c’est mon offertoire. Il me faut peut-être une seconde pour que mon poignet se lève, s’abatte.
CHLAK CHLAK
Quelques fois seulement pour sentir. Dans son oreille comment ça va. Dans la mienne bien, tu peux plus fort. Mon poignet se lève, s’abat, plus fort.
CHLAK CHLAK
Début de la danse au son d’une musique dont j’ai oublié tous les accords mais dont mes hanches ont gardé le rythme en mémoire pour cette vie et pour toutes celles d’après. Un rideau même pas opaque nous sépare de la piste, des autres, il sert d’écrin aux torsions délicates de mon avant-bras qui se casse, poing serré, phalanges blanches, au gré des coups de mon bassin et des sursauts du sien. Au bout de ma main augmentée, les lanières caressent le bas de son dos et ma bouche lui demande si pas trop mal, parce que faire souffrir son corps ce serait faire souffrir le mien. Il n’y a pas de place pour autre chose que lui dans cette fausse guerre où seuls ses soupirs, ma plus belle partition, dictent la mesure. Plus fort. Plus vite. D’accord.
CHLAK CHLAK
Une batterie de coups découpe ses reins, l’intérieur de ses cuisses, le rebondi de ses fesses. La morsure du cuir laisse de belles traces rouges et je pense aux brûlures des méduses l’été. Je ferme les yeux, je continue ma valse au son du :
CHLAK CHLAK
C’est un shot de dopamine, c’est mieux que toutes les drogues du monde que je n’ai jamais testées, je le sais. C’est tout mon cerveau qui se liquéfie. J’ai le cortex mouillé face aux filaments qui prennent forme devant lui, de l’autre côté de mes rétines, par lesquelles il absorbe et éponge tout le tableau, ses nuances de noir, ses éclats dorés, ses dégradés de rose et de rouge, un peu, aussi, forcément. Rien d’autre ne compte que nos corps fondus en un seul corps par ce corps de peau travaillée, durcie, teinte comme la nôtre sous les halos noirs de la backroom. Sous le son, l’odeur du cuir mêlé à la chaleur de sa peau passe jusqu’à moi. C’est l’odeur enivrante de l’encens des dimanches, du soleil sur le bitume après la pluie, une odeur que l’on a envie de goûter, de lécher, de garder pour soi. Le cuir, c’est ma langue qui descend entre ses omoplates, qui l’enroule et l’avale tout entier. Son dos, ses cuisses, ses mains sur le mur, le mur avec et toute la boîte s’il le faut, pourvu que ça dure, que le
CHLAK CHLAK
continue.
Sa bouche vient à la mienne où il dépose un merci entre mes dents serrées. J’ai à peine le temps de le lui rendre qu’il a déjà disparu dans la foule, appelé par d’autres bruits que le mien.