Manon Galinha et Sabine Audelin

Fuck the cam

ENQUÊTE. Pendant un mois, Manon Galinha et Sabine Audelin se sont immergés dans l’univers du Camsex, en s’inscrivant sur une plateforme dédiée à cette pratique. Enquête dialoguée. 

Fin août, conférence de rédaction Zone Critique en visioconférence. La liste des sujets proposés défile, et nous nous écrivons sur Instagram. 

« On écrit un truc à quatre mains ?

– Grave

– Camsex énormes barres je pense

– Je suis cho »

le mercredi 4 septembre 2024 à 19:25 manongalinha@gmail.com a écrit :

Chère Sabine, 

Je pourrais te raconter que, comme on s’en est parlé, je me suis connectée sur Omegle, que, comme tu as prévu de le faire, j’ai créé un profil et une vie et une image dans l’objectif de rassembler tout autour une base de fans qui payeraient pour me voir faire l’amour à la caméra. Je pourrais te dire comme mes doigts ont tremblé de répondre aux messages de ceux qui, de l’autre côté de l’autre dimension, s’impatientaient de me voir le faire, l’amour à la caméra. Mais puisque je préfère être honnête, je vais t’avouer que je n’en aurai pas le courage. Je l’ai su tout de suite, parce que je l’ai déjà fait. L’amour à la caméra. J’en ai passé, des jours et des nuits et des déjeuners à la lumière bleue de mon écran à le faire, l’amour à la caméra. Avec mon amant préféré, qui habitait à l’époque à Montréal. Nous nous manquions beaucoup.

S’il y a bien une chose que l’on ne peut pas retirer à la technologie, c’est qu’elle peuple l’océan d’enfer qu’elle a fait entrer dans notre vie d’îlots des possibles. Aujourd’hui, on peut s’aimer, même à plus de cinq mille kilomètres. On peut s’aimer pour de vrai. On peut se le dire. On peut se le montrer. On peut s’aimer et jouir, en même temps, ensemble, malgré les heures de décalage.

Qu’on se le dise, le monde moderne n’a définitivement rien inventé en matière d’amour à distance. On se baise de loin depuis des années et des années encore. Mon texte préféré à ce sujet, l’un des plus sulfureux du XVIIIe siècle, c’est la lettre 47 des Liaisons dangereuses. Dedans, le Vicomte de Valmont écrit à la Présidente de Tourvel son amour et son désir. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’il lui écrit sur le dos d’Émilie, une courtisane, en pleine action.

J’ai hâte de te lire et je t’embrasse,

Manon

le vendredi 20 septembre à 15:07, sabine.audelin@sciencespo.fr a écrit : 

Chère Manon, je tiens à m’excuser car la vie a filé sans que je t’écrive. 

Sache qu’elles s’appellent Sara, Irina, Sofia et Marcela. Il faut croire que les prénoms en A ont particulièrement la côte. Elles sont les utilisatrices vedettes du chat. Leurs noms figurent dans le classement, assortis d’un petit cœur ou d’un emoji. Je ne sais pas à quoi elles ressemblent, j’attends encore que la plateforme valide mon âge et mon identité. 

Alors que je patiente en sirotant mon café, je me rappelle que j’utilise la wifi de l’école et que je ne tiens pas à me faire taper sur les doigts par l’administration. Je me déconnecte aussitôt. En face de moi, il y a une bibliothèque avec des livres de gens sérieux et des numéros de revues artistiques que je ne connaissais pas avant d’entrer ici. D’ailleurs, je ne lisais aucune revue. Depuis un an, je me sens changer. Mes contours prennent une forme plus nette, je balbutie moins. Je décide de m’asseoir dans le vieux canapé à la chair craquelée. Sa mousse blanchâtre explose contre mon cul. L’âge s’imprime en moi et je ne sais pas ce qu’est le désir. Les garçons m’ont fait vivre l’amour des bleus et des cheveux tirés. Mais, est-ce de l’amour dont il s’agit ? Maintenant, je crois que non. Le corps se souvient de trop, n’a pas eu le loisir d’oublier. Je pense à toi et à ton amant de Montréal, car je me dis que pour certaines et certains, ça a existé, ça existe, de s’aimer. 

« Ta demande pour vérifier ton âge a été rejetée » m’indique le site. Je n’ai pas bien posé avec mon passeport ouvert face à la caméra. Je reproduis le geste et ça me donne l’impression d’être un shérif dans une série américaine, « police, ouvrez ou je défonce la porte ». 

En France, la cour de cassation a tranché en 2022 : la pratique du camsex ne relève pas de la prostitution car il n’y a pas de contact physique entre les participants. De son côté, le site espace auto entrepreneur.com donne les renseignements nécessaires pour faire de la cam et payer ses impôts comme tout bon citoyen. 

La plupart d’entre nous a connu le sexe par l’image, avant de le pratiquer. Les films, les séries et puis bien sûr la pornographie. La cam est un entre-deux intéressant : je suis hors de la vie charnelle et tout à fait en dedans. On peut m’humilier sans que je prenne les coups. Mais, je sais intimement que je ne peux pas tout à fait les rendre. Le filet de l’argent me paralyse et les inconnus sans chair sont bien plus menaçants que les tocards de la vraie vie. La cam me rappelle S. Nous baisions par la voix. Il voulait que je l’appelle et que je lui dise quoi faire. En échange de cela, il m’envoyait de l’argent par virement bancaire immédiat. Sur le papier, un échange de bons procédés. Dans les faits, les appels s’éternisaient et je ne supportais pas ses râles. Les soumis, c’est chiant. Il faut tout faire pour eux : « oui je veux que tu jouisses comme ci ou comme ça oui je compte jusqu’à trois et tu jouis oui tu es une petite salope ». Il m’a réécrit l’autre jour pour me demander si j’étais disponible. On se garde sous le coude. 

J’aime que tu me parles de l’amour et des Liaisons Dangereuses. À mes yeux, le sexe est une menace que la littérature enveloppe et circonscrit. Est-ce que tu crois qu’on s’en remet, un jour, de tout ça ? 

le mardi 24 septembre 2024 à 21:27 manongalinha@gmail.com a écrit :

Chère Sabine, 

En te lisant, j’ai eu envie de te dire : c’est toi qui décides. Dans le cam sex auquel tu t’essayes, c’est toi qui as les devants. 

S’ils ont l’impression, en face, de jouer avec ton corps et ta voix, toi, tu sais que tu joues avec leurs désirs et leur porte-monnaie. En piochant dedans tu les rends, les coups. En m’écrivant aussi. La littérature, c’est la meilleure manière de les rendre, les coups.

Je ne suis pas certaine qu’il faille les trouver plus inquiétants que ceux que l’on croise en vrai. Déjà parce que ce sont les mêmes. Ensuite parce que pendus à leur petit désir d’humiliation (franchement, qui supporte les soumis ?) entre le retour du bureau et le début du dîner, dans un coin du salon, pendant que leur conjointe épuisée change les couches, ils sont raccrochables à souhait.

Ce qui se joue dans nos écrans rétroéclairés par LED c’est le même jeu que celui qui se jouait dans la lettre de Valmont. Qui de celle à qui s’adresse la lettre ou de celle qui en sert de pupitre est le réceptacle du désir du vicomte ? Qui de l’autre ou de son image à l’écran, sorte de porno sur mesure, pratique et propre, nous excite vraiment ? Il n’y a pas de tuto pour apprendre à aimer, il n’y a pas de tuto pour être respectée, encore moins de tuto pour apprendre à respecter, mais il y a des tutos sur comment bien faire l’amour à la caméra, et même pour déclarer correctement les revenus que l’on en tire. Quelle aubaine.

Là aussi il suffit de demander à Google et déroulent sur l’écran tous les conseils prodigués par Elle, wikihow, GQ, Le Journal des femmes et même des magazines de santé. Je les ai parcourus, pour me souvenir de ce qui se jouait dans ces moments avec celui que j’appellerai ici Marc (parce que pourquoi pas). Je ne sais pas si j’étais plus consternée ou amusée « montez d’un cran quand vous parlez de sexe », « demandez-lui comment il voudrait vous voir jouer avec vos sous-vêtements », « ne soyez pas peinée si votre partenaire refuse de se mastruber avec vous ». Le confinement y est sûrement pour beaucoup dans l’amas de ces conseils infâmes qui relèvent plus de la recette de cuisine ratée que de la bonne baise. 

Je ne sais pas si l’on s’en remet, comme tu me le demandes. Je crois que l’on apprend à chercher et puis reconnaître les endroits où l’on n’en prend plus, des coups, ou le moins possible. Des endroits où l’on peut oublier de se regarder, oublier de vérifier si les cheveux tombent bien, si les reins se cambrent comme il faut, si le ventre dépasse, si les draps sont froissés, des endroits où l’on n’a plus besoin de lever les yeux au ciel lorsque l’on répète pour la cinquième fois à un inconnu au bout du fil que oui, il peut jouir comme la petite salope qu’il est. S’ils y croient en face et que ça paie, c’est déjà pas mal, c’est ça de récupéré sur les coups qu’ils envoient le reste du temps.

Je parlais à une amie de nos échanges, qui est en ce moment dans la situation dans laquelle j’étais avec Marc. Son Marc à elle habite moins loin, mais ils font l’amour à la caméra aussi. Elle aime bien. Elle n’a pas grand chose d’autre à en raconter. Je pense qu’elle est au bon endroit.

Avec toute mon amitié,

Manon

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le dimanche 13 octobre 2024 à 01:27 sabine.audelin@sciencespo.fr a écrit :

Chère Manon, 

Ton idée de « bon endroit » me touche. Je ne crois pas l’avoir trouvé, mon rejet de la plateforme n’avait rien d’excitant et c’est sûrement pour cela que je continue à zoner sur Internet. 

Je traque des profils, pour comprendre qui sont les femmes devant la caméra. Je sais déjà que ma recherche est un puits sans fond sur X (qui porte étrangement bien son nom). Le réseau social a ceci d’intéressant que les contenus pornographiques n’y sont pas encore censurés. Mon clic droit se niche sur le profil de E, une camgirl francophone. E renseigne en bio le lien de son site Internet, synthèse exhaustive de son activité : Chaturbate, Stripchat, XLoveCam, Cam4, E est présente partout. On peut même obtenir son Snapchat pour planifier un rendez-vous privé ou encore s’inscrire à un « show érotique » facturé 69 euros pour 10 minutes sur Skype. E rêve de gangbang à plus de 10 mecs et situe son âge entre 50 et 86 ans, ce qui est bizarrement spécifique. Ses photos me font rire, c’est du genre « magazines érotiques » bien planqués tout en haut des rayons presse du Leclerc. E pose en robe vinyle noire avec des escarpins vertigineux. Les clichés m’émeuvent car ils sont sincères, j’ai l’impression qu’E a posé son IPhone en équilibre sur le rebord d’un meuble avec l’option « minuteur ». Et ça marche, des mecs payent pour de tels selfies. Je ne peux pas déceler les traits de E, la camgirl porte un masque vénitien en plumes roses et noires. La performance n’est pas de bon ton mais son authenticité est attendrissante. Au vu des réponses sous ses tweets, les clients de E ont l’air d’être des Monsieur-tout-le-monde du même acabit. Je crois que E s’amuse et qu’elle ne « prend pas les coups ». Elle semble s’armer des précautions nécessaires, à en croire son anonymat. La dissimulation me semble quand même dérisoire face aux photos de sa chatte béante. 

Je n’aime pas faire les choses à moitié Manon mais, en ce moment, je suis un fondant mi-cuit Picard, une demi-molle de fin de soirée, bref une meuf un peu pas au top. Alors, j’ai cédé. J’ai répondu aux messages éphémères de S sur Whatsapp pour lui proposer une cam. La vérité, c’est que je n’ai plus envie de dénicher de nouveaux clients sur une plateforme mais que j’ai besoin de thunes. Pour S, c’est jour de fête. Il me répond dans la minute qu’il peut aussi venir faire le ménage chez moi ou m’apporter du cash à l’école. S déborde toujours, je recadre la conversation. Je suis dans ma chambre et mon coloc dort déjà. J’ai posé mon ordi sur deux coussins et ai placé ma lampe de chevet à l’abat-jour vert pomme sur une petite table. La lumière brille à mon avantage, juste assez pour masquer ma cellulite. J’ai ressorti un body noir que je n’avais pas enfilé depuis mon dernier copain en date, ça remonte. S apparaît à l’écran, ou plutôt son menton et le col en V (beurk) de son t-shirt noir. J’entends sa voix différemment maintenant que j’ai la full experience du spectacle son et lumière, digne du cinéma 4D du Futuroscope. Je me rends compte que je sais faire : diriger S, cambrer mon cul, ouvrir la bouche quand il faut, me toucher pour lui plaire. Je n’ai pas peur du revenge porn, j’ai peur du ridicule. J’ai aussi peur que S me trouve laide, comme moi je me trouve laide. Je vois bien en quoi les conseils de magazines féminins, dont tu parles, m’ont cramés le cerveau. Je sais faire ce qu’on me demande de faire, la confiance en moins. À chaque fois que S veut un nouveau truc, je lui exige du fric. J’attends qu’il remplisse la cagnotte que nous avons en commun, elle s’appelle emoji tulipe. Je ne savais pas comment la nommer. Dans les moments de flottement, je mime la proximité de l’orgasme, « tu vas tellement me faire jouir si tu fais ci ou ça mais pour ça c’est pas gratuit mon bonhomme », je ne lui dis pas les choses comme ça mais, c’est l’esprit. Notre appel vidéo a duré exactement 18 minutes 26 secondes. Il a joui en 3 minutes guidées. Je ne savais pas exactement quand raccrocher une fois qu’il avait éjaculé. J’ai lâché un timide « bon ben au revoir », j’ai remis mon pyjama Sesame Street et j’ai rigolé. S m’a envoyé un message de remerciement, j’ai trouvé ça assez chic de sa part. 

Sous la couette, j’ai pensé que j’avais très envie de tendresse, qu’on me dise que j’étais suffisante. J’ai aimé le cul, être une fille bizarre, et allier les deux. Mais je crois que j’aime aussi être aimée. Peut-être que je peux faire tout ça à la fois ? Si j’y arrive, je serai au bon endroit. 

Toute mon amitié, 

Sabine 

Une enquête réalisée par Manon Galinha et Sabine Audelin


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