Tout comme Stefan Zweig, qui dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme capturait avec une intensité bouleversante le vertige émotionnel d’une femme confrontée à une journée fatidique, Marie Rouzin, dans Treize Âges de la vie d’une femme, s’attache à une tâche tout aussi monumentale mais d’une envergure différente : déployer, avec une minutie et une profondeur remarquables, les multiples strates de l’existence de sa protagoniste.
Rouzin parcourt les âges, les épreuves et les métamorphoses, dévoilant ainsi toute la complexité de la condition féminine car Treize Âges de la vie d’une femme éclaire chaque étape de sa vie d’une lumière particulière, semblable à celle d’un projecteur. La narratrice, s’adressant à elle-même comme à une autre, transforme chaque moment en un espace d’introspection, marqué par des tensions et des retours en arrière. Avec une plume à la fois onirique et profondément incarnée, Rouzin nous entraîne dans une exploration nécessaire et poétique des âges de la vie de sa protagoniste, où chaque saison de l’existence dévoile un nouveau visage de cette interminable et fragile quête de soi.
Enfance : la liberté en équilibre fragile
Rouzin évoque d’abord la sensation de liberté propre à l’enfance. La jeune protagoniste, à six ou sept ans, est une enfant insouciante, chevauchant son vélo à travers des paysages où la nature et l’innocence semblent encore intacts. « Tu pédales à une vitesse étonnante, une vitesse dépassant toutes les idées sur l’enfance, » écrit-elle, comme si cette phase précoce de la vie échappait à toutes les catégories conventionnelles. Ici, l’enfance n’est pas décrite comme un âge d’or figé dans le temps, mais comme un moment d’élan vers l’avant, où le corps et l’esprit sont encore libres d’explorer le monde sans entraves. Cependant, ce monde est déjà teinté de réalités qui dépassent la conscience enfantine. Le marais, qui borde le jardin familial, représente cet espace mystérieux où l’innocence se heurte aux premiers signes d’un danger caché. « Attention, regarde bien où tu mets les pieds ! » rappelle la narratrice, comme pour souligner que, même dans l’insouciance, une vigilance sourde commence à s’insinuer dans l’esprit de l’enfant : jusqu’où la suivra-t-elle ?
Adolescence : une sexualité envahie, un corps disputé
Avec l’adolescence, Rouzin explore un terrain plus rude : celui de la confrontation avec le regard extérieur. L’éveil de la sensualité, qui pourrait être vécu comme une découverte intime, est pour elle une véritable épreuve, fondée par la violence des hommes. Dans une scène particulièrement marquante, une jeune fille de onze ans subit les assauts d’un homme dans un bus bondé à Rome : « Tu sens se durcir un bout du corps de l’homme sur tes fesses, » un moment de violence physique et psychologique qui souligne la brutalité de cette intrusion dans le corps d’une enfant encore innocente. Ce corps, autrefois espace neutre et libre, devient progressivement l’objet de convoitises masculines, un territoire disputé où la jeune femme perd le contrôle, piégée dans un jeu de forces qui la dépasse. Loin d’être un territoire d’émancipation, ce corps, initialement promesse de liberté, se transforme en un lieu de violence latente, une scène où s’orchestrent des agressions invisibles mais oppressantes, annihilant peu à peu l’innocence et l’insouciance. L’adolescence est ainsi marquée par une déchirante ambivalence, entre éveil des sens et violences intériorisées.
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Vie adulte : survivre à ces violences
Les violences continuent de bouleverser la vie de la protagoniste, à tel point que son existence, comme sa prose poétique, en est fracturée et son corps, lui, devient territoire pris de force par la domination masculine. Le viol subi à l’âge adulte est décrit avec une brutalité crue, se déroule dans le silence de la nuit : « Je vais te prendre, retourne-toi ». L’agresseur impose sa volonté, ordonnant à la narratrice de ne pas crier, de ne pas le regarder, la réduisant à l’impuissance totale. L’effroi culmine lorsque l’homme exige qu’elle simule une jouissance forcée : « Je ne partirai pas tant que tu n’auras pas joui ». L’acte de soumission physique mute : il devient une tentative de destruction de l’esprit, la narratrice à jouer un rôle dans l’horreur de sa propre agression. Et pourtant, le traumatisme ne s’arrête pas là. Ce qui suit est une autre forme de violence, institutionnelle cette fois, où la victime doit sans cesse « raconter », encore et encore, son histoire, que ce soit à des policiers insensibles ou à des amis qui minimisent : « Vous avez eu de la chance ». L’œuvre, resserrée sur elle-même, resserrement visible à travers l’éclatement des phrases, met en lumière cette double peine que subissent les femmes violées : le viol lui-même, puis le poids de la justification sociale, face à une société qui, souvent, cherche à normaliser l’inacceptable.
Marie Rouzin, avec cette œuvre, a écrit une ode vibrante à la sororité, où les voix des femmes se rejoignent dans un chant libérateur.
Soi et les autres : la Sororité comme sauvetage
Marie Rouzin, avec cette œuvre, a écrit une ode vibrante à la sororité, où les voix des femmes se rejoignent dans un chant libérateur. À travers cette symphonie collective, la narratrice reconnaît que ses propres expériences ne sont qu’un écho parmi tant d’autres, une goutte dans un océan de récits partagés : « Tout le monde sait que ce que tu racontes est vrai, alors raconte-le encore ». Ici, la sororité devient un acte de résistance et de solidarité, un espace où les douleurs et les violences subies sont enfin nommées et entendues. Le « Moi aussi », référence à MeToo, qui résonne dans la salle n’est pas seulement un cri de souffrance, mais une affirmation de puissance collective, un lien invisible mais indestructible entre toutes ces femmes qui ont « vu leur existence percée par la violence insidieuse ou brutale ». En rejoignant ce chœur, la narratrice comprend que la sororité est la force qui permet à chacune de se réapproprier son histoire, de la transformer en un récit commun où la douleur devient moteur de liberté. « Nous ouvrons les yeux […] nos voix réunies, nous chantons en chœur, et sommes toutes en fête » : chanter ensemble, c’est refuser la peur, c’est vivre pleinement, c’est s’émanciper à travers les récits et les voix qui se répondent.
En somme, entre liberté et contrainte, entre quête de soi et renoncement, cette œuvre, à la croisée du poétique et du romanesque, nous plonge dans une féminité multiple, à la fois fluide et complexe. La liberté, dans ce cadre, n’est jamais donnée d’avance : elle se construit, s’arrache, se rêve à chaque instant. La question qui émerge alors, presque incantatoire, est celle-ci : comment naviguer entre cette féminité en mutation constante et la quête de liberté qui l’accompagne ? Rouzin suggère que la survie des femmes dans notre société n’est pas linéaire, mais en mouvement, située entre l’oppression et la libération par les mots qui se disent et s’écrivent, car si « personne ne peut dire si ce que tu racontes est vrai, pourtant, c’est vrai, tu le racontes ». Le raconter, c’est aussi et surtout renaître.
- Treize Âges de la vie d’une femme, Marie Rouzin, Le Castor Astral, 2024.
Chante, ma sœur,
Dans les rues que la nuit libère,
Ton souffle se mêle aux nôtres
Et l’air se fend sous nos roues invisibles.
Tu cours, tu voles,
Au-delà des ombres lourdes,
Tes mots s’échappent, éclatent,
Dans l’écho de nos voix qui s’élèvent.
Tu dis, tu dis encore,
Même si personne ne peut dire si c’est vrai,
C’est toi qui racontes,
C’est toi qui transmets,
Et cela suffit.
Nous sommes là, ensemble,
Dans le vent qui se lève,
Dans la cadence de nos récits,
Chaque page tournée comme une main tendue
Nos pages s’embrassent
Chaque silence est rempli de nos chants
Nos mots s’enlacent.
Peu importe l’âge,
Peu importe les cicatrices
Nous sommes infinies,
Reliées par la trame fragile et puissante
De ce que nous avons vécu,
De ce que nous vivons encore.
Prends ton vélo, prends tes mots,
Et fais-les danser
Les hommes ne t’atteindront pas,
Ils sont lents, eux,
Nous sommes le mouvement,
La lumière qui traverse.
Grâce à toi, je chanterai plus fort
Car
Nous ne craignons plus les murs,
Nous ne craignons plus le silence
Parce qu’ensemble, nous sommes le cri
Qui fend le monde,
Le chant qui renaît, à chaque souffle,
À chaque pas, à chaque vers.
Parce que nous chantons
Nous vivons sans peur.
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