Une femme s’apprête à mettre fin à ses jours. Alors que le cordage se tend, elle scrute la vie, redécouvre sa valeur et se confronte à la solitude d’un choix irréversible. En cette heure fatidique, chaque seconde devient un écho de regrets et d’espoirs envolés. Un texte suffocant, écrit par la plume brillante de Fiona Marazano.
Dans une heure, le cordage en chanvre synthétique aura laissé sa marque foncée autour de mon cou et je mourrai d’asphyxie. Mon larynx sera fracturé. Plein de petits morceaux. Certains même broyés, en poudre. Ma langue aura l’air de vouloir s’enfuir. Elle le fera probablement si personne ne vient jamais. Quelqu’un viendra. Mais plus tard, pas tout de suite. Avant, mon visage deviendra rouge. Doucement, progressivement. Comme la moisissure qui envahit le fruit. Rouge, comme le blanc de mes yeux, bientôt.
Sept minutes. C’est le temps que durera l’agonie. Sept minutes pour penser à la vie, et l’aimer enfin. L’aimer dans sa fin, puisqu’elle devient précieuse. Puisqu’elle ne sera plus. Partie, envolée dans des secousses.
Mes pieds taperont dans le vide, comme pour essayer de courir, de s’enfuir. Mon instinct de survie. J’essaierai de vivre, en vain. Je voudrai vivre, trop tard.
Sept minutes, la souffrance qui se mêle au plaisir. Le plaisir de l’agonie choisie, libératrice. L’entrée de la sortie. Les calvaires qui prennent fin dans le calvaire. Je repenserai à ces moments importants, ceux que je suis contente d’avoir vécu. Il y en a eu, ils sont peu. Ils pourraient tous rentrer dans un petit écrin en velours, comme le bijou précieux qu’on lègue à ses petits-enfants. Je n’ai personne pour léguer. Je n’ai que des moments. Trop peu, trop courts.
Je n’ai personne, je vais monter sur un tabouret.
Sept minutes, ce sera douloureux. Tellement que je vais regretter. Je vais vouloir qu’on m’aide, qu’on me sauve. Je vais réaliser que c’est ce que j’ai toujours attendu en vain : qu’on me sauve. Même dans la mort, c’est cela que l’on cherche. Le flair est aiguisé exprès. Aiguisé à vouloir trouver les sauveurs, devenir le sauvé. Je vais chercher le soulagement. Respirer à nouveau, voilà le plus grand bonheur. Si on m’avait descendu de cette corde, j’aurais connu le bonheur. Personne n’est venu.
Huit minutes avant, je fermerai le stylo, poserai la lettre, remettrai la chaise sous la table. Tout sera en ordre. Je réajusterai la tenue, défroisserai mon pantalon à pinces beige, et le pull en cachemire noir que j’ai sélectionnés. Minutieusement, hier, j’ai sélectionné. Dans le miroir, j’ai essayé trois tenues. Celle-ci était parfaite pour mourir.
« Je ne suis pas désolée, ne le soyez pas pour moi. » Ce sont les premiers mots de ma lettre. Après ça, il y a cinq lignes. Une petite lettre. Si j’avais grand-chose à dire, je n’aurais pas eu de lettre à écrire.
Vingt-et-une minutes avant, je boirai un café. Un expresso, sans sucre. À chaque gorgée, j’imprègnerai les recoins de ma langue. Je mémoriserai les arômes, j’en ferai une cartographie gustative. Comme si mourir empêchait d’oublier. Je dégusterai. Ce sera la première fois que je dégusterai vraiment. Le café sera mauvais.
Trente-cinq minutes avant, je m’allongerai sur le sol. J’y resterai là, pendant quatorze minutes. Je me demanderai, je ferai mine d’hésiter (puisqu’il faut bien faire mine de quelque chose). Je collerai fort ma joue contre le carrelage froid. Je baverai, un peu. Je laisserai la bave couler sans l’essuyer. Je serai vide. Sur le sol, je me viderai.
Quarante-trois minutes avant, je pleurerai. La dernière fois, enfin. Les larmes du bout de course. Moins salées, moins amères. Je les goûterai. J’essuierai le trop-plein mouillé sur les joues et les déposerai sur les lèvres. Puis je lécherai mes lèvres. Ce sera bon. Ça aura le goût de l’échec. De l’Échec. Celui qui prend la majuscule parce qu’il est plus grand que tous les autres. Quand on échoue de la vie, on peut mettre une majuscule. Il y aura aussi le goût des gens que j’ai croisés. Ceux qui auraient continué de me manquer si je n’avais pas confectionné le nœud coulant.
Cinquante-deux minutes avant, j’irai aux toilettes. Je serai nostalgique. Cinquante minutes avant je penserai « c’est la dernière fois que je pisse », et ça me rendra triste. Je sentirai le jet chaud éclabousser, et ça m’emplira d’une tristesse nouvelle. Je réaliserai qu’il y a des tristesses que je n’explorerai jamais. On ne fait jamais le tour du chagrin.
J’ai fini d’accrocher la corde. La poutre est solide, en bois. Lorsque j’ai loué cet appartement, j’ai vu la poutre. J’ai dit « c’est charmant ». C’est pour ça qu’on loue des apparts avec des poutres. Parce que c’est charmant. Lorsque mon dossier de location a été accepté, j’ai pleuré de joie.
J’ai d’abord pris la chaise de mon bureau, plus pratique puisqu’elle roule. Mais en regardant le tableau de loin, la corde et la chaise noire à roulettes en dessous, j’ai trouvé ça peu esthétique. J’ai remis la chaise sous le bureau, j’ai pris le tabouret, celui qui est dans la salle de bain. Il est blanc. Tout en métal, émaillé. Je ne me suis jamais assise dessus. J’y posais les produits dont je ne me servais pas. Avant aujourd’hui, ce tabouret n’a jamais servi à rien.
J’ai entendu la voisine rentrer chez elle. Elle déménagera, j’en suis sûre. Elle passera devant ma porte, deux fois par jour, et aura la gorge nouée. Elle sentira son larynx se contracter, comme si elle était pendue, elle aussi. Bientôt, elle donnera son préavis.
J’ai regardé l’heure, 18h36. Dans une heure, je mourrai.
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