Elisa Cazelles

B2O

Notre narrateur traîne dans la nuit tandis que Booba balance dans ses oreilles ses meilleures punchlines. Rapidement, son esprit se laisse happer par la légende du pirate Lass-el-Behar, le plus prolifique de toute la Méditerranée. Au fond, quelle différence entre ces deux pirates ? Et, surtout, parmi les lois de la violence, la possibilité d’un vrai bonheur ? Un texte juste et profond sur les divagations d’un homme pour qui le ciel n’est plus qu’un gros nuage gris. 

Il remit ses Airpods. Du son. Fort. Veilla en bas à ce que les flics soient partis.
Et sortit zoner en attendant qu’il soit l’heure de se coucher. 

Il repensa à cette meuf qu’il avait croisée plus tôt. Cette étrangère de son propre quartier. Celle qui lui avait parlé du bled. Son teint halé et ses cheveux noirs.
Mais vite, il l’oublia. De toute façon, il n’en avait rien à foutre.

Le temps passait vite. Il partit se prendre un grec, sauce algérienne harissa, croisa deux trois potes en chemin. Des checks, à peine un salut. De toute façon, il n’avait pas trop envie de parler. 

Il fut d’un coup surpris du choix que Spotify décida de lui mettre dans les oreilles. 

« Wesh les rate-pi, on est là où quoi ? » 

Et le gros son de Booba, un peu hardcore pour un dimanche soir

« Des numéros de tass rien que t’en ramasses, rien que j’en jette
La concurrence existe peu, crois pas que le DUC est lésé
J’ai des rappeurs flingués à tuer, des putes à baiser 45 Auto, cagoule en cas de pépin 

Poteau je disparais dans la foule, comme un rat de Pékin
Menotté au radiateur, je ne sais que nier
Pirates n’a jamais mal au cœur sur océan de billets
Je n’ai qu’une vitesse, c’est la marche avant, enculé 

Une seule parole, une seule vie, 92izi immatriculé » 

Il avait écouté les paroles en regardant la nuit qui tombait. Les lampadaires s’allumer. Les gens du quartier rentrer chez eux. Et les camaïeux bleus et dorés remplacer les couleurs du jour. 

Il avait pris soin d’entendre que Booba insultait sa mère puisqu’elle n’avait plus de mari. Mais bon, juste le temps d’un rap, il considérait qu’on pouvait lui pardonner cet élan d’obscénité. 

Et le mot rate-pi se grava dans son esprit. 

Il se demandait si la piraterie avait vraiment à voir avec un homme sans cœur qui flotte sur un océan de billets. C’est peut-être le dream du rappeur. De toute façon le rap qu’il aimait était né dans la rue. Celle où l’on y trouve des rate-pi de tous les pays, endurant les jugements du pavillon national sur une terre qu’ils espèrent libre mais qui rime plutôt avec précaire. 

À la fin du son, il mit Spotify sur pause. 

Et il se souvint.
Un de ses potes, Marocain de Rabat, lui avait un jour parlé de pirates. Ou du moins d’une république de corsaires qui s’était installés pas loin de son village d’origine. Et d’une légende bien fameuse de ce côté de la Terre. 

La légende de Lass el-Behar.
Il est dit que Lass el-Behar était le pirate le plus prolifique que la mer Méditerranée n’ait pu voir naviguer. Un pirate qui pilla tellement de richesses que pour préserver ses trésors il fit construire une tour en grès recouverte par le temps de feuilles de vignes. Une tour connue sous le nom de El Minar et qui était construite presque sur la mer.
Cette tour pleine de richesses faisait de Lass el-Behar l’homme le plus influent à Salé. 

Malheureusement, comme tout humain, il avait des vices. Un en particulier. Il était un pirate amoureux de la mer. Fasciné à un tel point par l’eau qu’il oubliait parfois de prier Allah, priant dans la direction de la mer et non de la Mecque. 

Mais Allah priait pour lui.
Et la mer lui envoya une femme. Une très belle femme aux cheveux noirs et au teint halé. Et il l’aima encore plus la mer. Il délaissa ses activités maritimes, les mutineries, ses camarades et les villages des environs qui comptaient sur lui en tant qu’homme de pouvoir. 

Un jour, la mer se déchaîna.
Une terrible colère marine fit trembler El-Minar et tous les villages de la côte.
Lass el-Behar demanda à son amante de fuir vers la montagne craignant de mourir sous les flots de la tempête. Craignant de la perdre.
Elle lui demanda pourquoi avoir peur de la mer. Tu l’aimes plus que tout, nan ? Ne détournes-tu pas ton regard de la Mecque pour prier sa force et son pouvoir ? 

Elle était fille de la mer. Et maintenant la mer la rappelait. Il la supplia de ne pas le laisser, elle qui lui avait appris ce qu’était le bonheur.
Le bonheur appartient à ceux qui craignent Allah et l’honorent. Je dois partir. Je n’ose désobéir aux voix qui m’appellent. Tu peux me suivre, si tu le souhaites. 

Elle marcha jusqu’à la mer et ne s’arrêta pas, jusqu’à disparaître.
Lass el-Behar la regarda s’en aller, sans pouvoir la retenir. Il marcha à son tour jusqu’à la mer et mourut dans ses profondeurs.

La légende était davantage une parabole.
Il se demanda ce qui séparait Lass el-Behar de Booba. Deux pirates qui répondent au registre du mythe, dans deux époques différentes.
L’un a déjà pillé les richesses. L’autre (riche) soutient ses camarades de la hess. L’un s’abandonne aux désirs amoureux. L’autre délivre la violence qu’il connaît pour s’enrichir. 

Il se demanda où lui il se plaçait, lui, entre ces deux extrêmes. Lui qui parfois dealait pour se faire un peu d’argent, et avait l’impression de piller ceux qui étaient à moitié les siens. Lui qui n’avait que le bac et qui galérait à trouver un travail. Lui qui n’avait pas d’avenir tout tracé. Lui qui ne savait pas ce qu’était l’amour. Lui qui doutait du bonheur.

Bien sûr, il voulait de l’argent. 

Faut-il donc croire pour vivre ? Quoi croire ?
Faut-il vivre de violence et de haine pour résister à la précarité ? Se penser voguant sur un océan de billets verts ? C’est donc ça se sentir libre ? Parce que l’argent, c’est la liberté, non ? Tu peux au moins faire ce que tu veux sans te poser de questions.
Ou faut-il croire mieux que cela ? 

Il voulut adresser une prière à Allah. Mais ça faisait trop longtemps qu’il ne l’avait pas salué. Depuis qu’il avait quitté Alger. Alors il n’osa pas. De toute façon, il ne connaissait pas la direction de la Mecque. 

Il changea de son et mit le volume au maximum. Demain serait un autre jour. Il roula un pète. Il resta en bas à écouter du son jusqu’à 1h du tam pour être sûr que tout le monde, chez lui, dorme au moment de retrouver Morphée. 


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