Alice Develey

Alice Develey : « L’anorexie, c’est le chaos qui entre dans un corps mais c’est aussi un chaos qui entre dans une famille. »

Alice Develey, journaliste au Figaro littéraire, a publié en août dernier chez l’Iconoclaste un premier roman coup de poing sur l’anorexie. Aussi bouleversant que nécessaire, Tombée du ciel a fait une entrée remarquée en littérature : sélectionné pour le prix de Flore et sur la première liste du prix Stanislas, il a été récompensé par le prix de la révélation de La Forêt des Livres et le prix Première Plume.

Alice Develey, Tombée du ciel

Alice, quatorze ans, est hospitalisée parce qu’elle maigrit de façon alarmante. Elle ne mange plus que trois pommes par jour. Le livre s’ouvre sur une résolution particulièrement violente puisque, après plusieurs mois d’hospitalisation, elle décide de se suicider pour Noël. Il ne lui reste qu’un jour pour écrire ce qui l’a menée jusque là. Dès les premières pages, on sent sa rage : « Je suis en guerre. J’écrirai comme on tue. Ce sera vif et bref. » Vous-même avez été hospitalisée il y a seize ans, est-ce que l’écriture était un moyen pour vous de reprendre le contrôle a posteriori sur cette hospitalisation ?

Il m’a fallu beaucoup de temps parce que je ne suis sortie de mon anorexie qu’il y a cinq ans environ. J’avais essayé d’écrire cette histoire sans y parvenir car je restais dans le témoignage. J’étais bloquée par la première personne du singulier qui m’arrimait à un présent perpétuel. C’est grâce au prisme de la fiction que j’ai pu écrire ce livre. À l’origine, je l’ai écrit à la troisième personne du singulier comme si ça ne m’était jamais arrivé. L’un de mes éditeurs m’a ensuite demandé de le réécrire à la première personne du singulier. Tombée du ciel est une histoire de dépossession d’un destin, d’une vie. On m’a enfermée entre quatre murs, on m’a privée de tout, de sortie, de ma famille, de mes amis… J’avais besoin de me réapproprier mon histoire qui m’a été volée. La fiction m’a permis de me redonner ma vérité mais aussi un cadre temporel puisqu’à l’hôpital il n’y a pas d’horloge, il n’y a pas de repères autres que des blouses blanches qui changent, des traitements et des plateaux-repas qui arrivent à X heures. 

Écrire m’a également permis de me réapproprier un langage. On m’a volé mes mots et ainsi on m’a empêchée de pouvoir comprendre ce qui se passait. D’une certaine manière, l’hôpital est une violence faite au langage dans la mesure où on ne nous explique rien, on nous laisse dans le silence en permanence ou alors, on est dans une violence des mots, dans des cris, dans un conflit qui fait qu’il n’y a pas de dialogue possible. Le roman a donné du sens à ce qui n’en avait pas.

Ce qui m’a frappée à la lecture de votre roman, au-delà de sa violence, c’est son humour noir, grinçant. Est-ce que c’était une volonté de votre part d’utiliser ce biais pour mettre à distance cette réalité inhumaine et incompréhensible à un aussi jeune âge ?

D’abord, quand on est enfermé, quand on n’a plus rien, il reste quand même deux choses : l’humour et l’imagination. L’humour et l’imagination protègent et repoussent la violence. Dans la pire des expériences, il faut trouver quelque chose qui permette de prendre de la hauteur. J’ai donc essayé de trouver des petites fenêtres dans l’enfer, pas pour amoindrir la réalité, mais pour la rendre plus vivable. Il n’y a absolument rien de drôle à vivre l’expérience des contentions ou de la sonde, mais j’ai voulu rendre ridicules certaines postures, par exemple l’omnipotence des médecins qui ne sont en fait que des petits rois. Avec du recul, on se rend compte que c’est le théâtre du ridicule, de la faiblesse, du vice. Quand cinq ou six infirmières m’empêchaient de me lever de mon lit, je trouvais ça incroyable car, alors que je n’avais jamais eu autant de mains sur moi, je n’avais jamais connu aussi peu d’humanité. 

« Il y a beaucoup d’humains dans les hôpitaux mais très peu d’humanité. »

Comme j’étais une enfant, pour moi les adultes avaient une autorité naturelle que je n’avais pas. Pourtant, ils ne se comportaient pas comme des humains.

J’ai également trouvé votre écriture très poétique de par de nombreuses images puissantes, organiques, avec des jeux de lumière. C’est un livre sensoriel, ce qui est paradoxal en un sens car l’anorexique veut n’être plus qu’un esprit.

C’est une manière de mettre à distance cette réalité tragique et sordide. Ça vient aussi de mes lectures dont je me suis nourrie. J’adore la fureur poétique d’Antonin Artaud. Lui aussi a été hospitalisé. J’aime sa violence quand il parle de la maladie. Il a une manière de donner des images et de transfigurer cette rage qu’il a en lui et qui m’anime aussi. Sylvia Plath également, une poétesse américaine que j’admire énormément. Elle aussi a été en hôpital psychiatrique. Quand j’étais là-bas, ça me permettait d’ajouter de la fiction dans le réel, de me dire : « ça ne m’arrive pas, ça arrive à quelqu’un d’autre ». Quand tu es enfermé et que ton seul horizon est un plafond avec des néons, des tiroirs fermés à clef, un matelas fixé au sol, des fenêtres qui ne s’ouvrent jamais que de trois doigts, tu es obligé de créer un autre univers sinon tu dépéris. Dans la réalité, évidemment j’ai sombré. Pour le roman, il a fallu casser la chronologie de cette hospitalisation qui a duré un an et demie dans la vraie vie. Il fallait que je donne aussi de la perspective au lecteur. Je voulais montrer la répétition sans être répétitive.

Pour revenir au cœur du livre qui est l’anorexie, vous écrivez que c’est un trouble alimentaire, une maladie mentale souvent résumée à une pathologie de la perfection touchant principalement des filles intelligentes qui ont un problème avec leur mère et avec leur corps. Un vrai cliché. 

L’anorexique souffre beaucoup de préjugés : il faut être maigre, on a un problème avec sa mère, avec la nourriture… Il y a une part de vérité et une part de mensonge là-dedans. J’ai essayé de débunker tout ça. Parmi les clichés sur l’anorexie, on dit que l’anorexique refuse de devenir une femme, mais en fait elle refuse simplement d’être. Elle veut disparaître, s’annihiler. Ce n’est pas qu’une question de poids, ce n’est pas un manque de volonté. C’est vraiment une maladie, ce qu’il y a de plus injuste au monde. C’est le chaos qui entre dans un corps, l’anorexie étant une maladie du corps et de l’âme, mais c’est aussi un chaos qui entre dans une famille. L’anorexie prend possession de l’individu. Quand l’anorexique parle, c’est l’anorexie qui parle à travers elle. La personne ne devient plus que sa maladie et ça peut être extrêmement violent pour l’entourage car elle va mentir, elle va avoir des mots très durs, à cause de la voix ou des voix qu’elle entend. L’anorexie rend méconnaissable la personne malade. C’est pour ça que je métaphorise la maladie par ce personnage de Sissi, double d’Alice. J’avais besoin de lui donner un côté monstrueux pour qu’on comprenne ce qu’est l’anorexie au quotidien : une souffrance, pas un caprice. 

https://zone-critique.com/critiques/beatrice-douvre

Et avec ce dédoublement vient une mise en abîme de l’enfermement, physique à l’hôpital et psychique avec l’anorexie.

C’est un huis clos à plusieurs titres : celui du corps, de l’hôpital, des infirmiers, de la chambre, de Sissi. Je voulais montrer à quel point souffrir d’anorexie est d’abord souffrir d’une maladie de l’enfermement, mais aussi du contrôle. Évidemment, l’anorexique cherche la perfection, elle ne souffre pas tant de son corps que d’être un corps. Elle ne supporte pas d’être humaine, d’être faible, elle est un Dieu contrarié qui a cette volonté absurde de transcender ce qu’elle est en refusant de manger, de boire, de souffrir. 

« L’anorexie est une crise métaphysique. »

Les anorexiques sont des révoltées dans l’âme. Camus parlait de l’homme révolté mais l’anorexique est la femme révoltée par essence. C’est une Sisyphe qui va recommencer tous les jours la même chose pour éviter le passage du temps. Elle va manger pendant des heures sa nourriture, la découper en petits morceaux, elle va se statufier, presque devenir de marbre. Elle veut détruire le temps et, en détruisant le temps, se détruire elle-même. Elle refuse l’existence, l’espace. Mais Alice finit par se rendre compte que c’est infaisable parce que si on ne mange pas, on ne boit pas, on finit par mourir. 

Vous avez expérimenté que l’anorexie ne peut outrepasser la mort ni détruire le temps. Est-ce que vous avez essayé de le faire par le biais de l’écriture puisqu’on dit que les artistes, les écrivains se substituent à Dieu quelque part ?

Flaubert disait à ce sujet : « L’auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part. » Moi, je n’écris pas pour ne pas mourir mais pour tuer mes souvenirs. Quand on est anorexique, on ne vit pas le présent, il n’y a pas non plus d’avenir, on vit dans un passé perpétuel. Et c’est paradoxal puisque le principe de l’anorexie est de nier le temps. Son objectif est de ne pas grandir pour ne pas mourir et, en même temps, c’est ce qu’elle cherche.  L’anorexie est une maladie du déni. Beaucoup d’anorexiques n’ont pas conscience de l’être, c’est pour ça qu’elles sont dans une colère, dans une violence quand on leur parle de nourriture. Le plus gros défi quand on parle à une anorexique c’est qu’elle reconnaisse qu’elle l’est. Et là où ça devient compliqué c’est que la maladie n’est pas une identité mais un accident. Je refuse l’assertion « je suis anorexique » qui arrimerait la personne à un présent perpétuel. Je préfère dire « je souffre d’anorexie » car ça permet de laisser une porte de sortie. Ça relève alors du passager, de l’éphémère. On ne se définit pas par rapport à sa maladie. Or, quand on souffre d’anorexie, on ne pense plus que par le prisme de cette maladie. On est obsédé par le nombre de pas, le nombre de calories. Tout est déformé.

https://zone-critique.com/critiques/marie-claes-lanorexie-comme-dialectique-du-vide-et-du-desir

Selon vous, « Toute écriture est une blessure. Soit on la cicatrise, soit on la creuse. » mais c’est aussi « une lutte contre la mort », est-ce qu’écrire vous a apaisée quelque part ?

Pas du tout. Je ne crois pas en l’écriture thérapeutique. Pour l’anecdote, j’ai écrit ce livre en un mois seulement. Je l’ai vomi. Tous les matins, je m’y attelais pendant quatre ou cinq heures d’affilée et j’écrivais une vingtaine de pages presque sous la dictée de ce que j’avais dans la tête depuis seize ans. C’était extrêmement douloureux. À mon avis, on n’écrit pas en pensant mais en sentant. J’ai écrit ce roman pour des inconnus. J’espère que ça leur fera du bien même s’il y a beaucoup de violence. 

« Si la littérature a un pouvoir ce serait de ne pas être seul dans notre souffrance, d’en faire quelque chose. »

Ce qui est terrible à l’hôpital c’est qu’il laisse croire que c’est la vie à l’extérieur qui est insupportable. On est dans un cocon où on est regardé 24h/24. L’anorexie est une maladie égoïste, ça la nourrit d’être à ce point malade parce que c’est une maladie du regard.

L’anorexique cherche le regard de l’autre pour être aimée ?

À l’hôpital, on donne des médicaments, c’est tout. Les infirmiers n’ont pas le temps de te parler, les médecins viennent quelques minutes à peine. Personne ne te parle jamais en fait, c’est un espace extrêmement silencieux. Je ne leur jette pas la pierre non plus. Les hôpitaux en général, et surtout la psychiatrie qui est le parent pauvre de l’hôpital, manquent tellement de moyens que c’est beaucoup plus facile d’attacher quelqu’un, enfant ou adulte, que de prendre du temps pour parler de ce qui ne va pas. C’est tragique. Le problème c’est que, quand tu es attaché, ça ne dure pas juste le temps où tu l’as été, tu vas t’en souvenir toute ta vie. C’est une expérience traumatisante. Mais les infirmiers n’ont pas le choix car ils sont désemparés quand les patients les menacent de leur éclater la tête contre un mur. Ils deviennent maltraitants malgré eux. Peut-être que certains veulent faire du bien mais la finalité c’est qu’ils sont cruels à l’égard des patients.

Alice refuse que les autres l’enferment dans leurs mots après sa mort, pourtant, vous écrivez « les mots sont des traîtres. » Comment peut-elle se réapproprier la réalité par les mots tout en sachant que le langage va se retourner contre elle ?

Quand tu es enfermé en service psychiatrique, quoi que tu dises va être analysé à partir du fait que tu es fou donc c’est ta parole contre toi-même. Il vaut mieux se taire. Sauf qu’il existe un dicton terrible : « qui ne dit mot consent ». Ça veut dire que si tu ne dis rien, on peut tout te faire. Comme tu es fou, on ne te juge pas comme un individu. Le fou est en dehors de la société, en dehors du langage. Ta parole n’a aucune valeur. Enfermée dans un diagnostic, Alice ne peut pas se défendre. Elle le pourrait par les mots sauf qu’on l’a dépossédée de sa langue. Elle a forcément tort. Elle est forcément victime. Alice veut se réapproprier sa langue et son histoire sinon elle sera prisonnière des mots des autres. D’ailleurs quand on me parle de mon livre, on fait des périphrases, c’est très dur de mettre des mots dessus, on me dit que c’est un « sujet difficile » parce que « anorexie » et « psychiatrie » ça fait peur. On est à une ère où la parole se libère mais il existe encore un tabou autour de la maladie mentale. J’essaie de mettre des mots dessus et de sortir du préjugé selon lequel les malades mentaux sont des criminels alors que ce sont des gens qui souffrent. 

Les réflexions sur la souffrance dans votre roman sont très pertinentes car elles soulignent son ambivalence : la douleur des automutilations et la jouissance qui en découle. Vous décrivez la souffrance comme salvatrice, expiatrice, presque christique. On a un mariage ici du saint et du mal. C’est même la souffrance qui finit par créer un lien jusque-là impossible entre la mère et la fille. Comment expliquez-vous cette ambivalence ?

L’anorexie est une maladie de la souffrance perpétuelle. Alice dans le roman cherche toutes sortes de moyens pour l’évacuer. La mutilation vient aider à vomir cette souffrance. Paradoxalement, elle se fait du bien en se faisant du mal, ce qui est inaudible pour le commun des mortels alors qu’on ne juge pas quelqu’un qui va fumer, qui va boire. Certaines souffrances sont socialement admises. La scarification est intolérable car elle est visible. On ne pardonne pas à une femme de détruire son corps car il relève du sacré. Si une femme souffre, elle doit souffrir à l’intérieur. La blessure tient du viril. Les femmes qui exposent un bleu, une cicatrice sont extrêmement rares. C’est amoral, immoral, contre l’ordre de la société donc ça met mal à l’aise.  Pour autant, cette recherche de la souffrance permet à Alice de se prouver qu’elle est vivante. L’anorexie lui demande de souffrir donc elle pense qu’elle mérite de se faire du mal. C’est ambigu et malsain. Il y a presque une volonté christique de souffrir pour l’humanité. Aussi étrange que ça puisse paraître, la souffrance est l’émotion la plus partagée sur Terre donc, d’une certaine manière, quand Alice essaie de renouer avec la souffrance, elle essaie de renouer avec l’humanité.

Si c’est un livre sur la souffrance, c’est aussi un livre inspirant pour des personnes qui espèrent sortir de cette maladie.

On finit par domestiquer l’anorexie mais elle ne partira jamais, on n’aura jamais un rapport sain à la nourriture, au sport, au restaurant. Il y aura toujours quelque chose de déformé. La question c’est de savoir si on se laissera dominer par notre monstre ou si c’est nous qui le dominerons. Ce sera toujours une bataille. Je regrette de ne pas avoir parlé plus tôt parce que je sais que ce que j’ai vécu, d’autres l’ont vécu aussi. J’ai reçu plein de témoignages de personnes de tous les âges à la suite de la publication de ce roman. Ça signifie que depuis seize ans, des centaines voire des milliers d’enfants ont été attachés, drogués contre leur gré. Quand on est mineur, on n’a aucun droit, ce sont les parents qui ont les droits et parfois ils sont très mal informés ou ils font confiance aux médecins puisqu’ils sont omnipotents. C’est une tragédie de se dire qu’au XXIe siècle, dans l’un des pays les plus modernes du monde, on continue d’attacher des enfants. On les traite comme des criminels, et encore, même les criminels sont mieux traités. Rien n’est fait pour nous préparer à sortir mais pour nous laisser à l’intérieur. À un moment donné, on se dit : « aucun intérêt de sortir donc autant mourir ». Certains soignants seront sûrement choqués ou vont s’indigner à la lecture de ce roman. Tant mieux. Ce que je raconte est insupportable car la vérité est insupportable. Ça ne veut pas dire que ce que j’ai vécu comme violence est systématique mais je ne veux pas qu’on le mette sous silence, comme si ça n’avait pas existé.

  • Tombée du ciel, Alice Develey, L’Iconoclaste, 2024.
  • Crédit photo : © LUCILE BOIRON

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire