Avec Phantosmia, le réalisateur philippin Lav Diaz, couronné par le Lion d’Or en 2016 pour La Femme qui est partie, revient pour la huitième fois à Venise avec un film plus court que d’habitude (4 heures seulement !). Dans cette fresque dostoïevskienne, présentée hors-catégorie, il s’interroge sur la moralité d’un militaire retraité et enchante, une fois de plus, son spectateur. Un incontournable du festival.
D’abord, le bruit de la pluie qui se mêle à celui des balles. Au loin, le pépiement des oiseaux. Des soldats tapis dans les feuilles jettent des regards inquiets autours d’eux et se déplacent rapidement. La guerre est là, longuement filmée dans cette scène d’ouverture. Un visage apparaît : c’est celui du sergent Hilarion Zabala (Ronnie Lazaro), un ancien militaire. Ces images de guerre font partie de ses nombreuses réminiscences. De fait, le monde lui est devenu insupportable depuis qu’il s’est mis à avoir des hallucinations olfactives. Une psychologue lui diagnostique un effet post-traumatique qu’on appelle Phantosmia. Mais le fantôme, c’est lui : arborant un chiffon blanc sur le visage comme une balafre, le voici qui se retrouve à travailler comme cuisinier dans la colonie pénitentiaire, sur l’île de Pulo. Alors même qu’il était une figure phare dans son unité, il se retrouve invisible à la cuisine à rêver à d’autres odeurs et d’autres temps. Sur la même île, dans une petite cabane de fortune, un autre drame se joue : une jeune fille, Reyna (l’actrice philippaine mainstream Janine Gutierrez), est prostituée de force par sa belle-mère Narda (Hazel Orencio) et son beau-frère (Arjay Babon). Elle se fait violer systématiquement par le commandant de la colonie pénitentiaire d’à côté, le major Lukas (Paul Jake Paule). Arrivé sur l’île, le vieux soldat se fait écrivain de sa propre vie et recompose ses souvenirs au fil de la plume. Une lassitude l’accable : la vacuité de son existence lui apparaît dans toute sa force. A-t-il eu raison de tuer tous ces hommes ? Devait-il obéir à sa hiérarchie jusqu’à sacrifier toute morale ? Son passé apparaît sous forme de flash-back et voilà que les raisons de son trouble olfactif se révèlent peu à peu. Demeurent en lui la culpabilité d’avoir tué injustement à deux reprises et d’avoir servi dans une guerre religieuse.
Chez Lav Diaz, la condition humaine pue. Ou du moins celle qui n’est que soumission et obéissance aux ordres provoque une odeur insoutenable
Si ces deux intrigues – celle de Reyna et celle du Sergent – semblent de prime abord s’éloigner en tous points, elles finissent par se rejoindre au détour d’un chemin boueux. Et la conquête de liberté existentialiste de Hilarion Zabala finit par bouleverser le destin de Reyna.
L’odeur des hommes
Chez Lav Diaz, la condition humaine pue. Ou du moins celle qui n’est que soumission et obéissance aux ordres provoque une odeur insoutenable, qui pousse quiconque en a la sensibilité à se masquer pour la supporter.
Ses personnages sont tous soumis à des injonctions, dont ils peinent à se libérer : toute sa vie, le militaire n’a fait qu’exécuter des ordres jusqu’au malaise. Le frère de la jeune prostituée obéit bêtement à sa mère et maltraite sa belle-sœur avec la même violence. Quant au directeur de la colonie, il semble soumis à des normes hiérarchiques qui le contraignent et qui le rendent tel qu’il est : violent, cruel, décérébré. Dans son monde filmé en noir et blanc, le talent de Lav Diaz consiste à exhiber les mécanismes qui contraignent les personnages et à examiner toutes les nuances de gris qui les caractérisent sans verser dans la caricature, quand bien même, il joue de certains archétypes : celui de la jeune femme pure, de la belle-mère terrible, du soldat repenti. Mais la latitude temporelle de son cinéma permet toujours aux personnages de déborder de leurs types, de suggérer une forme de complexité cachée et potentielle.
À Venise, les néophytes seront conquis et les fidèles de Lav Diaz, rassurés tant ils reconnaîtront aisément ce qui le caractérise et qui leur plaît tant : son esthétique précaire et soignée, certains de ses acteurs fétiches (comme Ronnie Lazzaro) ou encore, sa manière de mêler histoire intime et commentaire sur la situation politique des Philippines. Si Phantosmia ne se distingue pas à cet égard du reste de sa filmographie, le long-métrage a le mérite de démontrer encore une fois l’amplitude et la singularité du projet esthétique et cinématographique du réalisateur (qui est également le monteur, le chef-opérateur, le scénariste du film, ce qui lui permet de s’émanciper des contraintes de l’industrie). En ce sens, Phantosmia s’inscrit dans la fresque plus vaste que le réalisateur s’efforce de dresser avec talent et minutie film après film : celle de l’histoire de son pays, miné par la corruption, le colonialisme et les catastrophes naturelles.
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Malgré cette vision noire des Philippines, la longue quête de rédemption des protagonistes semble les mener progressivement vers une forme de lumière et d’espoir. La pluie battante première laisse finalement place à un soleil sur un fleuve paisible. Sur la rive, Hilarion Zabala s’est libéré de ses démons et du chiffon qui lui cachait le nez. Il peut respirer, enfin. La liberté des uns provoque celle des autres : Reyna parvint à fuir. Il faut la voir sur sa barque de fortune, portée par la rivière ; une nouvelle vie l’attend.
- Phantosmia, Lav Diaz
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