RENTRÉE LITTÉRAIRE. Pour son premier roman, la poétesse Laure Gauthier fait revivre une fée Mélusine aux prises avec la société du spectacle. Une fable douce et douloureuse qui se débat avec les enjeux politiques et écologiques d’aujourd’hui et de demain.
La Mélusine reloaded de Laure Gauthier a lieu dans un monde anticipé, mais qui ressemble (étrangement) au nôtre. À parcourir le Paris des premières pages du livre, transformé en musée aseptisé et voué à un véritable culte touristique, on repense vite aux premiers paragraphes de La société du spectacle, de Guy Debord :
« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »
Mélusine, héroïne « hybride », mi femme-mi serpent, mi fée-mi politicienne, fait face à un monde d’acronymes où les « touristes traversants (TT) », friand·es de spectacle, devenu·es l’espèce privilégiée du monde, ne se soucient plus de vivre directement. Leur mode de vie est fait de tours guidés et de selfies, sous l’égide du Comité de l’Image d’Épinal (CIE). Les premiers chapitres sont les plus acerbes : Laure Gauthier nous installe dans le paysage ironique, parfois outré, de ce que pourraient devenir nos sociétés spectaclistes. Mais ce ton-là laisse ensuite la place à plus de légèreté et de douceur : Mélusine reloaded est un roman, mais aussi une fable poétique où Mélusine nous propose de nouvelles façons d’habiter le monde.
Pouvoirs magiques
On se laisse emporter par cette fée qui virevolte en redonnant vie au monde
Le personnage de Mélusine détonne dans le paysage spectacliste, parce qu’elle cherche à « renouveler le présent » et l’attention qu’on lui porte. Dans la mer d’écran et de touristes, elle est une « femme sans contexte », ou plutôt hors contexte : pendant tout le livre, sa présence se détache du reste des personnages, du reste des acronymes, comme si ceux-ci constituaient la toile de fond sur laquelle elle se déplace. Après tout, elle est une fée qui appartient à une mythologie commune, réécrite des dizaines de fois, récupérée par les un·es et par les autres. Elle est un être de paroles et d’écriture dans un monde où plus personne n’écoute ni ne lit.
Dès que Mélusine accède « à la tête du poitou », en grande bâtisseuse et décisionnaire, elle se lance dans une série de réformes qui entrent en vigueur dès qu’elle les prononce, voire qu’elle les imagine : “elle imagina et fonda deux nouveaux ministères : le premier s’appellerait le « ministère du corps hybride pour l’acceptation de l’animal intérieur” […]. » Mélusine est un personnage performatif, dont la seule présence déclenche le renouvellement du présent. Dans les chapitres centraux du livre, on se laisse facilement emporter par cette fée qui virevolte en redonnant vie au monde. On pourrait y voir un portrait de la parole poétique en force magique, capable de (re)créer des mondes et de la vie. Mélusine incarnerait un « réenchantement » du monde, à la Novalis. Mais il ne s’agit pas tout à fait d’un enchantement romantique : ici, moins de passion et plus de calme, moins de nostalgie, regard fixé sur le présent.
Prendre le temps
Un peu moins de selfies et un peu plus de regards.
Les chapitres de ce livre suivent les grandes étapes de la vie de Mélusine, qu’il s’agisse de sa vie politique, amoureuse, ou celle qui se joue dans les moments précieux d’intimité. Mélusine reloaded est construit autour du désir de prendre du temps pour soi, de se retirer du flux capitaliste des images et des échanges. Les lois mises en place par Mélusine, ses pratiques amoureuses, et les moments qui achèvent le livre, sont des moments où elle explore et invite à explorer le calme et le retour à soi.
Au début du livre, les TT et la société qui les entoure « ne cessent de penser à leur apparence », et sont incapables de (se) regarder sans médiatiser ces regards par un écran ou sans les partager immédiatement : « la population, absente à elle-même, en était arrivée à ne s’intéresser qu’à son reflet. » Quand Mélusine instaure la règle du « jour à soi », un jour par semaine où se séparer de ces prothèses, évidemment on assiste à une dépression post-selfie. Mais le chapitre se termine sur l’espoir que ce « jour aéré [soit] un papier floqué qui permettait d’écrire l’histoire autrement, en prenant son temps. »
Pour reprendre Guy Debord, il s’agirait dans ce livre de limiter « l’accumulation de spectacles ». Ramener notre vie à des choses communes, comme un emploi du temps, ou un oiseau. Un peu moins de selfies et un peu plus de regards. Un programme qui paraît naïf, mais qui est en réalité épuisant : on ne change pas si facilement des habitudes ; regarder, toucher, et vivre avec, demande un temps et une disponibilité que notre époque n’entretient plus.
Les derniers chapitres de Mélusine reloaded se font plus courts, moins centrés sur la révolution poétique et politique de Mélusine que sur sa propre vie : la fin de l’amour, l’avortement, un jardin à cultiver, et les derniers jours. Ces chapitres sont aussi ceux où se développent le plus clairement la douceur et la douleur d’une vie menée au ralenti, dans un calme retour sur soi, et dans une solitude qu’il faut apprendre à vivre sans regret. Ces moments sont parmi les plus beaux du livre, où la prose de Laure Gauthier se fait à la fois plus douce et plus poétique : ils sont des invitations, pour chacun·e de nous, à ralentir un peu nos trains de vie, et à repenser notre rapport au présent, et au monde qui nous entoure.
https://zone-critique.com/critiques/laure-gauthier-le-corps-au-temps-32136/
Moineau commun
Il y a un refrain que l’on entend souvent dans Mélusine reloaded : il faut tenter de vivre dans le « paysage présent » et le monde « commun ». C’est un désir de la fée, de l’autrice, et aussi de beaucoup d’humain·es qui ne savent pas toujours comment le réaliser – celui de réapprendre à vivre dans et avec le monde que nous partageons. Il s’agit d’un désir écologique, à tous les sens du terme. Mais même une fée qui édite des lois, et qui se livre corps et âme dans le combat amoureux et politique, ne peut renouveler seule le présent. Au bout du livre elle se prend « à rêver qu’un jour, [les humain·es] s’autogèreraient. » Le sujet Mélusine ne peut qu’ouvrir des portes, faire advenir des propositions.
Celles-ci sont fragiles, comme le « commun », concept central dans le projet de Mélusine et dans la poétique de Laure Gauthier. À la fin du livre, il y a ce doute : on n’aura entendu que très peu d’autres voix que celle de Mélusine ; parmi elles, celle du « moineau commun », l’un des compagnons de Mélusine dans les dernières pages. On entend des oiseaux et la dévastation du monde ; c’est cela qui est « commun », dans ce livre, bien plus que la communauté des voix humaines, ou leur action collective.
Se concentrant sur la réécriture par Mélusine de son propre mythe et du « paysage présent », Laure Gauthier décrit une action poétique, politique et écologique menée par une figure aussi fabuleuse que courageuse – mais seule. C’est dans le pouvoir de l’imagination et de la fable que se situent la force de Mélusine et celle de ce livre ; bien que le monde où nous vivons ressemble beaucoup à celui des TT, il n’y a pas de fée qui puisse faire face au réchauffement climatique et aux algues toxiques. D’ailleurs, même la Mélusine de Laure Gauthier n’y résiste pas.
Après Mélusine
Une fois la fée disparue le monde peut-il rester enchanté ?
Ce sentiment d’inachèvement politique et écologique, que nous connaissons tous, on le retrouve à la fin du livre, quand il s’agit de dire au revoir à Mélusine. La tristesse très simple, la beauté de la prose de Laure Gauthier nous laissent sur cette plage vidée de la présence magique, douce, et inspirante de Mélusine, et alors on se demande : et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Au cours du livre, Mélusine a décidé pour les humain·es de nouveaux chemins à suivre, de façons souhaitables de vivre ensemble ; une fois la fée disparue, le monde peut-il rester enchanté ?
En refermant le livre, une fois la tristesse passée, j’ai pensé que le projet de Laure Gauthier se trouvait peut-être dans le creux de ces questions politiques, que le monde de la fable aura laissées en suspens. Que l’autrice avait essayé de dire quelque chose comme : le monde n’a pas besoin d’une Mélusine providentielle, et illusoire ; mais chacun·e a besoin de (re)trouver une part de mélusine en soi. Car il ne s’agit pas de cultiver l’idée de sauver le monde par la parole performative de la poésie ou de la politique ; mais de réinventer notre rapport au présent, à l’environnement, et à la parole plus « commune » qui unit chacun·e d’entre nous lorsque nous faisons les choix qui décideront de l’avenir de la planète.
- Laure Gauthier, Mélusine Reloaded, Éditions Corti, 22 août 2024.
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