Sang Young Park : Mosaïque sentimentale

RENTRÉE LITTÉRAIRE. S’aimer dans la grande ville de Sang Young Park offre une plongée dans la société coréenne corsetée par des mœurs pudiques auxquelles l’auteur répond justement avec pudeur et délicatesse malgré les sujets tabous qu’il évoque, malgré la jeunesse qui s’ébat ligne après ligne.

Dans S’aimer dans la grande ville, plusieurs livres cohabitent, unis mais aussi indépendants. L’auteur l’écrit lui-même à la toute fin de son récit, le narrateur est à la fois identique et autre, évoluant au gré des rencontres et des histoires relatées ici, partie après partie. En cela, Sang Young Park admet que ce protagoniste, appelé Young lui aussi, lui ressemble, lui qui se transforme, mute romance après romance, comme tout un chacun. D’autres aspects de la vie du jeune romancier peuvent d’ailleurs le relier à son personnage. Celui-ci est jeune et homosexuel ; il écrit et se sert de ses mots pour évoquer ce qui fait la complexité de son existence, de sa séropositivité à ses aventures sans lendemain en passant par celles qui le marquent durablement, et ce quelle que soit leur durée. 

Pêle-mêle se frottent et se fondent une amitié fusionnelle avortée trop tôt, trop vite semble-t-il, une histoire aussi unique que classique, faite de hauts et de bas jusqu’à l’implosion, une passion dévorante et inégale, une liaison tranquille et stable, durable jusqu’à ce que le virus la rattrape. Le quotidien est fait de petites choses, de petites attentions et d’instants microscopiques transformés en moments mémorables. « Je ne passais près de lui qu’une poignée d’heures avant que l’aube ne nous sépare, mais ma journée était bouleversée par ces brefs moments partagés. Le reste du temps, je pensais à lui, où se trouvait-il, que faisait-il ? Quand je veillais aux soins de ma mère sans cesse fâchée, quand j’inventais des histoires abracadabrantesques en rédigeant des lettres de motivation. Même quand je marchais sur le chemin que j’avais parcouru des milliers de fois, j’étais sous son emprise. Je marchais en me haussant sur la pointe des pieds pour voir mon quotidien à hauteur de ses yeux. »

La pudeur des corps vulnérables

il ne fait pas bon parler de soi et de sa vulnérabilité. 

Au-delà de ces variations sentimentales qui rappellent d’ailleurs le livre éponyme d’André Aciman et la manière dont les rencontres modèlent les vies, transforment les corps et les âmes, au moins pour un temps, Sang Young Park s’appesantit aussi sur la maladie – sur le cancer de sa mère qui la ronge à petit feu sans parvenir à effacer leurs dissensions, sur l’alcoolisme d’une belle-mère qu’il ne rencontrera jamais, sur sa propre séropositivité qui apparaît tard dans le roman alors que le narrateur en a pourtant conscience depuis pratiquement les premières pages, celles qui reviennent sur les lettres reçues pendant son service militaire et pas du tout sur le quotidien de ces jours de service, qui évoquent sa réforme que le lecteur ne comprend alors pas vraiment. Cela traduit sans doute les secrets qu’il doit garder, cachant la faiblesse de sa mère, taisant la bombe que lui-même abrite dans une société où la pudeur doit l’emporter, où il ne fait pas bon parler de soi et de sa vulnérabilité. 

«Vous avez décroché un meilleur poste ailleurs ? Ce n’est pas ça, ma mère a un cancer et il n’y a que moi pour m’occuper d’elle, je n’ai pas le choix, avais-je envie de répondre, mais je n’ai pas réussi. Ma mère avait tendance à garder secrètes des choses qui n’avaient pas vocation à l’être, la plupart du temps parce qu’elle estimait qu’elles étaient “indécentes”. »

Traduit par Kyungran Choi et Pierre Bisiou, le duo à qui l’on doit la version française d’une poésie infinie, onirique et pleine de douleur d’Impossibles adieux d’Han Kang, ce roman se démarque par la grande retenue dont font preuve auteur et narrateur. Les corps ne sont en effet abordés crûment que dans le déclin lié au cancer, presque jamais sous les draps. Cependant, les sentiments occupent ici une place primordiale, Young s’épanchant, essayant de comprendre ce qui agite son cœur et ses pensées sans paraître en avoir conscience. Il vit dans ces pages, boit et fume, dévore, aime passionnément ou sur la pointe des pieds, jubile ou s’effondre. C’est la jeunesse coréenne qui s’ébat ici, qui se défait des carcans emprisonnant la société, tâche de se moquer du regard des autres qui a pourtant une incidence sur plus d’une trajectoire. Les mains se lâchent quand les trottoirs se peuplent, les sourires disparaissent quand des appels retentissent depuis le coin de la rue. Les avortements sont tabous, les filles sont réprimées comme des enfants, les hommes se disent camarades d’université pour taire les nuits passées collés l’un à l’autre. 

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Micro-kaléidoscope séoulien et temporel

S’aimer dans la grande ville a Séoul pour décor, les quartiers et les lieux qui servent de cadre aux scènes évoluant d’un chapitre à l’autre, d’un moment de la vie de Young à un autre. La chronologie ne semble pas toujours linéaire même si un partenaire précédent ou une amitié foudroyante revient parfois hanter une phrase dans une autre partie, comme un fantôme dont on n’ose pas vraiment mentionner le nom, rappelant que grandir veut dire changer, que changer veut dire continuer à se construire après les adieux. 

  • Sang Young Park, S’aimer dans la grande ville, La Croisée, 21 août 2024.


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