Tout l’été, je vous emmène avec moi sur la côte est des États-Unis. De la Nouvelle-Angleterre à New-York, nous allons découvrir d’où viennent certains des auteurs et autrices les plus mythiques de ce pays. Troisième arrêt : Hartford. À mi-chemin entre New York et Boston, Hartford, ressemble à un paysage figé dans le temps. Ancienne ville industrielle, capitale de l’assurance et du Connecticut, elle était aussi un haut lieu de la culture, où vécurent Harriet Beecher Stowe et Mark Twain.
Depuis l’Interstate 84, en arrivant de Boston, le conducteur apathique aperçoit, comme une vision hallucinée, un ensemble de gratte-ciels émerger des collines. Puis les autoroutes s’élargissent, elles se rejoignent ou se séparent, formant un réseau complexe et peu harmonieux, menant dans des directions aléatoires, mais surtout à Hartford, un îlot urbain encerclé par des kilomètres de routes et des arbres. Beaucoup d’arbres.
Une fois sa voiture garée, le piéton parcourt ce lieu chargé d’histoire avec une certaine appréhension. D’abord, il découvre des rues vidées de ses habitants. À Downtown, là où les immeubles grimpent comme du lierre, les trottoirs sont vides et les voitures, rares, n’ont personne à klaxonner. Pourtant, des milliers d’employés débarquent chaque jour à l’aube, pour s’entasser dans les tours, y accomplir des tâches quelconques sur des ordinateurs personnels, avant de foncer dans l’autre sens le soir venu, mais aucune trace de ces individus en pleine journée.
L’Amérique des machines à écrire, des vendeurs d’assurances et des flingues
Contrairement à Lowell, visitée plus tôt en juillet, Hartford n’a pas su s’adapter à la perte de ses industries. Au début du XXe siècle, alors que les machines à écrire connaissent un succès croissant, plusieurs entreprises s’installent dans cette ville où la main d’œuvre est nombreuse. Royal, Remington, Underwood… Plus d’une dizaine d’entreprises emploient des milliers de salariés pour produire des millions de machines. Des décennies plus tôt, en 1835, un incendie détruit près de 700 bâtiments à New-York, provoquant la ruine de l’industrie de l’assurance. Hartford ravit ainsi le titre de capitale de l’assurance à New York.
Ces deux évènements, qui semblent n’avoir rien à voir l’un avec l’autre, vont permettre à Hartford de prospérer. Les fabricants de machine à écrire n’ont pas à aller bien loin pour écouler leur stock et la prospérité de l’un bénéficie à l’autre. Ainsi, Hartford s’enrichit, grandit et s’anime le soir venu. Hartford est une fête jusqu’en 1961, date de sortie de la machine à écrire électrique d’IBM, la Selectric, qui chamboule le marché. Comme Nokia, puis Blackberry, lors de l’apparition des téléphones intelligents, les fabricants de machines à écrire traditionnelles sont dépassés. Hartford ne s’en remettra pas.
De ce passé, il ne reste que des signes disséminés aux quatre coins de la ville. Par exemple, le long de l’Interstate 91, qui sépare le centre et la rivière Connecticut, on aperçoit un dôme bleu, en forme d’oignon, surmonté d’un cheval cabré. Il s’agit des restes de l’usine Colt, le mythique inventeur du revolver éponyme. De l’autre côté de la route, une cheminée en brique porte encore le nom de l’entreprise. Ce quartier fut la première ville-usine au monde, sorte de fantasme ultime pour l’industriel soucieux d’encaisser les dollars plus vite que son ombre. Aujourd’hui, les routes sont craquelées et désertes. Une voie ferrée disparaît sous un tunnel obscur et l’on entend que le bruit de l’autoroute.
À l’ouest, l’ancien quartier des intellectuels
« Toute la littérature moderne vient d’un livre de Mark Twain intitulé Huckleberry Finn », affirmait Ernest Hemingway.
Dans le quartier de Parkville, à l’ouest, une ancienne usine Underwood accueille des bureaux, des ateliers d’art, un cinéma et un studio de yoga. Comme à Lowell, et ailleurs en Nouvelle-Angleterre, les tentatives de gentrification des anciennes manufactures sont nombreuses et leur succès est variable. Hartford prend son temps. L’usine Royal, avec ses sept bâtiments n’a pas résisté à un incendie, en 1992, qui a tout détruit en deux jours. Un supermarché se trouve désormais à cet emplacement.
En remontant vers Farmington avenue, un axe interminable reliant Hartford et West Hartford, on tombe sur l’ancien quartier des intellectuels. C’est là dans une maison rouge, à l’architecture burlesque, avec 25 pièces et trois étages, que la famille Clemens s’installa jusqu’en 1891. Plus connu sous le nom de Mark Twain, Samuel Clemens est considéré comme l’un des écrivains américains les plus importants. « Toute la littérature moderne vient d’un livre de Mark Twain intitulé Huckleberry Finn », affirmait, par exemple, un autre mythe américain, Ernest Hemingway.
Si ses livres d’aventures les plus connus se déroulent dans le Mississippi, on trouve des références sur sa vie à Hartford dans son autobiographie, publiée en 2010, soit 100 ans après la mort de l’auteur, comme il l’avait exigé. Il y vécut 17 ans, avec un attachement particulier pour sa demeure avec sept salles de bain, eau chaude et eau froide, toilettes avec chasse d’eau, lampes à gaz, système d’alarme sur batterie et téléphone fixe – des commodités aujourd’hui, mais rares à l’époque. En y pénétrant (contre la somme exorbitante de 27 dollars), on découvre un intérieur feutré, luxueux et tamisé, tout en pourpre et boiseries. La poussière a remplacé la fumée des cigares, mais on se sent transporté dans le temps, comme si la famille Clemens pouvait entrer à tout moment.
Une autre figure majeure de la littérature a vécu juste en face. Il s’agit d’Harriet Beecher Stowe, autrice d’une trentaine d’ouvrages, dont le classique, La cabane de l’oncle Tom. Livre contre l’esclavage, même si ce terme est remis en question aujourd’hui, ce roman a suscité bien des réactions à l’époque et figure encore sur certaines listes de livres bannis aux États-Unis, notamment pour l’emploi de termes racistes.
Gloires d’antan
La liste des gloires passées d’Hartford pourrait continuer. Un livre trouvé dans la seule librairie d’occasion accessible à pied (dans l’ancienne usine Underwood) d’Hartford détaille les inventions locales. Sur une centaine de pages, on apprend que c’est à Hartford qu’est distribué le plus vieux quotidien américain publié sans interruption depuis 1764, le Hartford Courant ; c’est à Hartford que se trouve le plus vieux musée d’art public du pays, le Wadsworth Atheneum ; c’est à Hartford que George Washington et le Comte de Rochambeau, accompagné du marquis de Lafayette, se rencontrèrent, le 20 septembre 1780, pendant la guerre d’Indépendance ; c’est à Hartford que fut pendue Alse Young, la première personne à être condamnée pour sorcellerie dans les colonies, en 1647, quelques années avant le procès de Salem ; C’est à Hartford que sont nés le financier J.P. Morgan, l’écrivain Jay McInerney et les actrices Katharine Hepburn et Arielle Dombasle…
On s’échappe d’Hartford avec la nostalgie trompeuse d’un temps que l’on n’a pas connu. Était-on plus heureux à l’époque de Royal et de Tom Sawyer, se demande-t-on en quittant les rues désertes de la ville, en traversant des quartiers à l’abandon et en empruntant un nombre de bretelles d’autoroute à rendre jaloux n’importe quelle salopette. En tout cas Mark Twain s’y plaisait suffisamment pour écrire ceci : « De toutes les belles villes que j’ai eu la chance de voir, celle-ci est la plus belle…. Vous ne savez pas ce qu’est la beauté si vous n’êtes pas venu ici ». Prochaine destination, New-York !
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