Giovanni di Benedetto nous propose un portrait exaltant de Maradona. Dans un texte à la langue lyrique et enflammé, il montre toute la puissance poétique du footballeur napolitain.
J’ai rêvé que Diego Armando Maradona venait frapper à ma porte au 9 rue de Valence. Il avait son maillot avec le numéro dix et fumait un large cigare cubain, un Romeo y Julieta bien épais qui faisait de gros nuages de fumée qui cachaient un visage noirci par la vieillesse. Il parlait une langue qui mêlait le dialecte napolitain et l’argentin. Il me disait qu’il était un imposteur, comme tous les Argentins et tous les Napolitains, comme Macedonio Fernandez, comme Roberto Arlt, comme Jorge Louis Borges, comme Giordano Bruno, Giambattista Vico, Giambattista Basile, Torquato Tasso (même s’il était plutôt de Sorrente que de Naples, qu’il disait), comme Publio Virgilio Marone (qui était né à Mantova mais qui était mort à Naples, qu’il disait), et comme Publio Papinio Stazio – et là, il ajoutait que ce n’était pas par hasard que les deux poètes latins, Virgilio et Stazio, avaient été les guides de Dante pendant son voyage dans l’au-delà à la recherche de Beatrice, parce que, disait Maradona, le but du voyage, c’était Beatrice et pas Dieu, il fallait être clair une bonne fois pour toutes et arrêter avec les conneries du catéchisme bon pour les enfants, (qu’il me disait), comme Giacomo Leopardi (né à Recanati, mais mort à Naples), Maradona mystificateur comme : Domenico Scarlatti, Julio Cortàzar, Eduardo De Filippo, Adolfo Bioy Casares, Ernesto Sabato, Luca Giordano,, Ernesto Guevara de la Serna, Giovanni Boccaccio et Caravaggio; qui devaient, même s’ils n’étaient pas nés à Naples, tout leur art à leur séjour napolitain – où ils avaient appris la langue du tuf volcanique et de la mer verticale ( que l’on gravit comme si c’était la montagne du Purgatoire). Moi, je lui disais que je ne comprenais rien, et lui, Maradona, il me disait que c’était normal parce que, moi, je n’étais pas un numéro dix, je n’étais pas un fantaisiste ni un artiste, ni un communiste, ni un surréaliste , ni un dadaïste, mais juste un homme triste, et qu’avec la tristesse, dans l’art, on fout rien, et que ça sert à rien. Il me dit alors en rêve : “qu’il fallait être un numéro dix” et me gifla.
Moi, je pleurais et je lui disais encore une fois que je ne comprenais rien à ce qu’il disait, que je ne comprenais pas sa langue. Il me disait “qu’être un numéro dix” ça voulait dire être comme Arthur Rimbaud dans le désert africain, que ça voulait dire quitter la parole et l’alchimie pour la transe et la magie. Ça voulait dire, disait Maradona, révéler toute l’immense, obscène et immonde connerie qu’est l’art en comparaison à la vie. L’imposture de la poésie surtout, celle des métaphores, ce cancer de l’esprit qui a besoin de nommer les choses et la vie toujours différemment de la façon dont elles se donnent, cette impuissance de la chair qui n’appelle pas une rose une rose et une chatte une chatte. La vie n’est pas ailleurs, disait Maradona. Et puis, il me raconta sa vie, le récit de sa vie, de son enfance jusqu’à sa mort, et son ascension parmi les autres saints du paradis. Il m’expliqua comment il avait été le plus grand imposteur du vingtième siècle, le plus grand poète du vingtième siècle. Et là, il me joua par cœur les vers de son plus beau poème, celui qu’il avait écrit lors du match de Coupe du Monde contre l’Angleterre, le 22 juin 1986 au Stade Azteca de Ciudad de Mexico : c’était un enchaînement d’hendécasyllabes et d’enjambements parfaits, coupé dans la matière du verbe comme ceux de l’Arioste ou du Tasse. Et puis, il me dit que son but contre les Anglais était une réécriture de l’épisode du jardin d’Armide de la Jérusalem délivrée, celui où les deux chevaliers à la recherche de Rinaldo rencontrent, en traversant le jardin enchanté de la magicienne, un perroquet qui leur dit comment la jeunesse et l’amour doivent être vécus avant qu’il ne soit trop tard, comment il faut profiter de l’amour et de la jeunesse, de la chair, de la beauté, du sexe et de l’ivresse comme on profite des roses et des autres fleurs au cœur du jour avant qu’elles ne meurent dans le noir et la nuit. Le but contre l’Angleterre du 22 juin 1986 était un hymne à l’homme- disait Maradona, et à l’impossibilité pour toute vie de se répéter à l’identique, dans chacun de ses mouvements cardiaques, musculaires et psychiques. Son but, disait Maradona, “briser l’éternité”.
Il la transformait en durée, en un espace qui mue chaque instant en passé, en choses perdues à jamais. Il s’inscrivait, dans la même tradition que celle des poètes baroques du dix-septième siècle pour qui la vie était un songe. “La vida es sueño, carajo”, qu’il me dit alors en éclatant d’un rire bruyant interrompu par la toux. Et puis il ajouta : “¿Qué es la vida? Un frenesí. ¿Qué es la vida? Una ilusión, una sombra, una ficción, y el mayor bien es pequeño”. Son Romeo y Julieta était presque fini. Il demeurait désormais dans le silence comme un de ces personnages de la Divine Comédie qui se tait et s’en retourne parmi les ombres une fois son récit achevé.
Puis je le regardai mieux, et je vis qu’il était désormais une statue, de la matière morte, une pierre, et alors, je m’en allais à la fenêtre de mon appartement du 9 rue de Valence pour fumer une clope et pour voir et sentir la mer et le désert.
Et je vis à l’horizon un bateau où il y avait Maradona et Rimbaud en train de tailler une pipe à la beauté assise sur les genoux de Rimbaud, et derrière eux, toute la brigade des poètes argentins et napolitains se livrer à une bacchanale orgiaque et bruyante. Je vis Borges se faire enculer par Vico et Virgilio se faire sodomiser par la grosse bite de Leopardi. Ils étaient tous jeunes et beaux, et ils avaient tous un maillot avec le numéro dix que recouvraient leurs longs cheveux. Et alors je compris enfin ce que Maradona voulait me dire avec son discours. Mais quand je me réveillai, je ne m’en rappelais plus et je continuais à penser au visage de Clémence.
Cette création est extraite de la revue papier N°5 sur le Sport.
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