Pourquoi court-on ? Est-ce pour afficher ses performances sur Strava ou pour maigrir ? Dans ce texte, Mathilde Bus montre que le coureur est en réalité, grâce à la spécificité de la course, en train de vivre une expérience esthétique riche qui l’emmène vers une forme particulière de sublime. Finalement, il apparaît que c’est la philosophie esthétique qui peut répondre à la question du coureur : « mais qu’est-ce que je fais ici ? »
Il est 9 h du matin sur la promenade des anglais, le coureur court depuis déjà une vingtaine de minutes, et il s’était promis de finir les dix kilomètres de cette course officielle. Les autres coureurs sont nombreux, certains le doublent, d’autres sont doublés, d’autres encore courent exactement à son allure, ils se suivent depuis le départ de la course. Quand soudain la douleur surgit par un mélange de muscles qui brûlent, d’estomac qui se retourne et de poumons qui crachent, il se pose la question que tout coureur s’est déjà posée au milieu d’une course : « qu’est-ce que je fais là ? », « mais pourquoi est-ce que je fais ça ? ». Il ne le fait pas pour le podium, il y a près de 11 000 coureurs dont des élites du monde entier, impossible de remporter une médaille. Il ne le fait pas pour sa carrière, il n’est pas coureur professionnel, sa vie ne changera pas à la fin de la course. Il aurait très bien pu rester dans son lit à dormir ou prendre un café avec ses amis, ça n’aurait rien changé. Alors pourquoi court-il ? Il n’est pas trop tard, il lui reste environ six kilomètres, il peut très bien s’arrêter maintenant et rentrer chez lui. Mais il continue, pourquoi ?
Un paradoxe surgit alors : le coureur a mal, il dépasse les limites de son corps, menant à une douleur négative, pourtant, quand il court, il se sent pleinement vivant, le sentiment de vie est intensifié. Le dépassement est donc une notion importante. Sans lui, la course serait tout autre, le dépassement et la douleur est une condition nécessaire à cette intensification du sentiment de vie. Finir une course facile, sans avoir rencontré de difficulté n’est pas aussi satisfaisant que finir une course qui a été rude. C’est parce que le coureur doit concevoir la course comme fin et non comme moyen. Le sentiment de vie ne peut avoir lieu si le coureur conçoit la course comme un outil vers autre chose : par exemple la minceur, la bonne santé, ou juste se donner bonne conscience. Le coureur qui aime courir simplement pour courir et pour les sensations que la course lui procure, se dépasse, dépasse ses propres limites, celles de son corps, celles de la nature. C’est ce coureur-là qui continue la course même lorsque toutes les bonnes raisons de s’arrêter passent dans son esprit.
Que se passe-t-il alors ? Comment ce dépassement, cette douleur peut-elle être à l’origine d’une expérience esthétique riche permettant au coureur de continuer sa course ? C’est ici qu’intervient le jeu des facultés. En effet, une sorte de « jeu », proche de celui décrit par Kant, opère dans l’esprit du coureur lorsqu’il court : l’entendement donne toutes les raisons hautement valables de s’arrêter (la douleur, il fait froid, chaud, on perd son temps, on serait mieux chez soi à travailler ou à se reposer), pourtant une autre chose en lui le fait continuer en lui disant « non c’est drôle, il faut aller jusqu’au bout ! ». Cette chose serait donc l’imagination : tous les coureurs se racontent une histoire lorsqu’ils courent. On peut parler d’activité harmonieuse entre l’entendement et l’imagination, l’entendement cherche un concept, une raison de courir, mais il n’y en a pas : un vrai coureur aura du mal à répondre à la question « pourquoi est-ce que tu cours autant ? » On peut donc parler de liberté, même de faveur, à la manière de Kant, le coureur court pour courir et non pour l’apparence physique, la santé, il est libre de s’arrêter de courir à tout moment, pourtant il continue. Il me semble que l’on peut réellement parler de jeu ici : une course est une suite d’oscillations, parfois l’entendement prend le dessus, ce qui peut ressembler à un moment de découragement pour le coureur : combien de fois le coureur se dit-il en pleine course « mais pourquoi je fais ça ? », « qu’est-ce que je fais là, je me fais du mal, non ? ». Puis l’imagination revient en se disant « Non, imagine que tes parents te regardent » ou « imagine que cette personne qui te prend de haut depuis le début du semestre est juste devant toi et qu’il faut que tu la dépasses » : la course devient beaucoup plus facile. Chaque coureur s’invente une histoire, même si celle-ci est différente, le processus est le même. Il y a évidemment certaines différences avec le véritable jeu des facultés de Kant : pour lui, l’entendement face à une œuvre d’art recherche des règles et des concepts de connaissances, l’entendement se demande « qu’est-ce que c’est ? », « quel en est le sens ? », tandis que pour la course l’entendement recherche de la praticité, il se demande « pourquoi on le fait ? », « pourquoi on ne s’arrête pas ? ». L’imagination, quant à elle, raconte une histoire, et c’est elle qui permet au coureur de continuer et de dépasser la douleur.
Cette liaison avec Kant marque la spécificité de la course à pied : les autres sports sont plus techniques au sens où l’esprit est pleinement concentré sur le geste. Voici les mots d’une coureuse de demi-fond du club d’athlétisme de Nice, ancienne championne de gymnastique : « En gymnastique, tout passe très vite, il faut être concentré sur le geste et uniquement sur ça. Il n’y a pas de temps pour réfléchir, ce n’est pas du tout comme la course ». La course est un geste simple, répété, du pied qui dépasse l’autre, parfois pendant plusieurs heures, ainsi elle laisse beaucoup plus de place dans l’esprit pour qu’un jeu des facultés s’opère.
Mais pourquoi parler d’expérience esthétique ? Vers quoi, précisément, mène ce jeu des facultés ? Et en quoi marque-t-il une spécificité de la course à pied ?
Pour Kant, le jeu des facultés permet à l’individu d’accéder au beau. Or, je ne pense pas que l’on puisse parler de « beauté de la course à pied » mais bien de « sublime de la course à pied » lorsque l’on parle de voie vers une expérience esthétique. En effet, comme pour le beau, nous pouvons parler de jeu des facultés, nous parlons, certes, d’émotions, mais aussi de calme parfois (ambivalence de la course), mais le plaisir est négatif, il nécessite toujours une douleur. Ma position n’est pas kantienne : pour Kant, le sublime n’est pas issu d’un jeu. Néanmoins, je vois dans la course à pied une véritable spécificité, mettant en place un jeu des facultés de l’esprit dont serait issue une expérience particulière de sublime. Le coureur se sent d’abord infiniment petit face à la course. Il se sent petit face à la nature : il faut braver le froid, la pluie, la chaleur, le soleil, la digestion, la pesanteur, la montée, le sol, la boue si c’est un cross. Il est aussi confronté à la petitesse de sa propre nature : courir cinq petits kilomètres peut être extrêmement violent. Cependant, dans ces conditions, la difficulté et l’effort peuvent être une source de grandeur. Le sublime viendrait confirmer ma théorie selon laquelle, le dépassement est une condition de l’expérience esthétique dans la course à pied. En effet Kant parle de démesure lui-même lorsqu’il décrit l’expérience du sublime : « L’imagination est mise en déroute, passant de la législation de la nature à celle de la liberté », et ce, grâce à l’illimité, à l’informe et à la puissance. Pour Kant, la mesure c’est la médiocrité, il faut que l’imagination s’engage librement dans la démesure lorsque l’on parle d’expérience esthétique. À la fin de la course, les douleurs, la petitesse qui étaient pourtant bien présentes avant les 500 derniers mètres disparaissent lorsque le coureur aperçoit la ligne d’arrivée. Le coureur a fini la course, il a vaincu tout ce qui le faisait se sentir petit. Ce sentiment fort de grandeur qui permet au coureur de vaincre n’importe quelle douleur, n’aurait jamais pu être ressenti s’il ne s’était pas senti petit et vulnérable au milieu de la course. Le coureur est donc porté par ce sublime qui le fait rejoindre cette grandeur, il est invincible dans son dernier sprint.
Crédit photo : © Radio France – France Bleu
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