À mi-chemin entre la fresque familiale et le récit d’apprentissage, Philippe Lesage filme une famille recomposée qui séjourne chez un célèbre cinéaste. Ce périple dans le nord canadien expose les adolescents à un monde d’adultes idéalisé où chacun découvre le désir et la frustration.
Que ce soit les adolescents rêveurs ou les adultes désabusés, ce film dépasse le simple coming of age en donnant à voir aussi les tourments des plus âgés. Chacun joue ou rejoue ses jeunes années, les uns à l’orée de la crise de la cinquantaine, les autres tiraillés par leur désir de grandir en s’émancipant des figures qu’ils admirent. Mais cette autorité est ambiguë et les adultes sont bien en peine de faire preuve de stabilité. Les amours de vacances ne sont pas vraiment réciproques et se passent dans un environnement loin d’être estival. Comme le feu est un film qui se voudrait comédie humaine où se conjuguent portraits, vanités, ressentiments et extériorisation des passions. Mais à trop vouloir ressembler aux auteurs qu’on admire – Lesage n’hésite pas à citer Dostoïevski en appelant son héroïne Aliocha (Aurélia Arandi-Longpré), refusant les stéréotypes de genres – on finit par réaliser un énième film de disputes et de crises individuelles. Le spectateur devinera très (trop ?) vite que le cadre hostile permet de révéler la crasse de l’Homme, un animal comme les autres.
Cris et chuchotements
La progression de la rancœur bascule dans une colère caractéristique qui atteint son acmé dans l’attente d’un spectateur face au plan qui s’étire.
A travers les montagnes et les sapins du nord canadien, un cadre folklorique propre à l’ébauche romanesque se dessine. Un break eighties est conduit par un père à l’allure maladroite et peu attrayante (Paul Ahmarani). A destination, un hydravion attend la famille, conduit par un cinéaste qui lui n’a pas l’accent canadien mais le prénom qui va avec : Blake. Interprété par Arieh Worthalter, cet aventurier séduisant se présente comme l’ancien ami retrouvé. Le parallèle est trop gros entre le père de famille cocasse mais ronflant, les pieds sur terre, et puis l’ami de longue date qui a choisi de rester fidèle à ses rêves de jeunesse, encore un peu dans les airs. Les enjeux sont posés : des retrouvailles entre vieux amis et des enfants qui s’invitent à la fête, curieux et naïfs, accompagnés du meilleur ami, Jeff, qui aspire à devenir lui aussi réalisateur (Noah Parker, attentif jeune garçon au visage rond). Blake jouera de son aura, n’hésitant pas à impressionner ce dernier en lui offrant un scénario original. La relique est confiée à celui qui devra en prendre soin avant de la rendre à la fin du séjour. Le geste fonctionne, l’ado est happé. Reste un personnage un peu moins caricatural que les autres, celui d’Aliocha, jeune adolescente chez laquelle on devine une émancipation secrète. Elle possède un charme discret mais assuré et surtout elle attire autant Jeff, le jeune amoureux éconduit, que Blake, le maître des lieux qui gouverne son petit monde. Progressivement, chaque personnage va parler et se taire. Se murer dans ses doutes, ses inquiétudes, et puis parler trop fort, crier ses désaccords. Les relations interpersonnelles vont fonctionner par à-coups, paraissant parfois anecdotiques, dans le quotidien du séjour, et révélant des traits de caractères, des déceptions, dès lors qu’un petit événement éveille quelque chose d’intime. C’est un lapin qu’on tue et qui rend malade, un polaroïd qu’on retrouve sous un lit, un vin qu’on remplace par un autre mauvais. Des petites actions sans grand intérêt vont permettre à chaque individu d’exprimer ses particularités et, surtout, ces choses qu’il gardait sagement enfouies. Et l’intérêt du film réside dans la libération de cette parole durant les dîners qui sont presque systématiquement filmées en plan séquence. Le dispositif est très justement celui qui sied le mieux à ce genre de situation : un rassemblement chaleureux où les désordres s’installent peu à peu. La progression de la rancœur bascule dans une colère caractéristique qui atteint son acmé dans l’attente d’un spectateur face au plan qui s’étire. Chacun trouve sa place dans le cadre si bien que les personnages secondaires ne paraissent pas artificiels. De la même manière que le jeu de ceux qui se disputent propose une expression réaliste et vertigineuse, la présence de ceux qui se taisent demeure pertinente. Ces scènes de repas qui partent à vau-l’eau sont les séquences les plus abouties du film, et sans doute celles qui présentent un réel intérêt de mise en scène. Elles cristallisent l’ennui et la passivité des uns face à l’ego et la surreprésentation des autres. Mais surtout elles nous rendent témoin et presque voyeur de ces moments de déprise où les personnages succombent à leurs angoisses.
Où est Nietzsche ?
Il est donc évident que pour Lesage, l’homme est un « animal malade », pour reprendre les mots d’un célèbre philosophe allemand. Tout le programme de cet aphorisme est déployé dans le film. Et c’est un peu boursouflé, surtout lorsque les protagonistes rappellent, par les dialogues, les ambitions du réalisateur. Mais peut-être pourrions-nous rapprocher celles-ci de celles de Blake, le réalisateur de la fiction ? Il n’hésite pas à mettre à l’épreuve son entourage, à les guider vers des activités dangereuses, à les manipuler, sans doute pour obtenir quelque chose de leur part. Ce qu’il en retire est une matière propice au naturalisme qui pourrait alimenter ses films documentaires. Car, oui, Blake a renié la fiction pour se tourner vers la vérité. Son attitude peut donc paraître paradoxale tant il cherche à tromper son monde pour arriver à ses fins. Mais n’est-ce pas, au fond, l’attitude même du documentariste qui cherche à restituer la réalité ? Lorsque Jeff s’échappe la nuit, dans la forêt, et qu’il finit par trouver refuge dans une cabane, c’est Blake qui finit par venir le chercher. Comme s’il venait une fois la séquence terminée et le drame enregistré. D’ailleurs, le drame se joue à la fois durant les dîners, et dans le milieu sauvage, quand les mécanismes de défense sont mis à mal. L’Homme est constamment à l’épreuve de sa fragilité et de ses limites, qu’elles viennent de lui-même et de son rapport à l’autre, comme des aléas purement naturels, à l’image d’une longue séquence finale de promenade en canoë, paroxysme de la sauvagerie humaine.
Les cinq éléments constitutifs du monde ne manquent pas. Le feu, ultime et attendu, arrivera sur le tard, dans une séquence de rêve aux relents psychanalytiques. Le symbolisme ne cesse de nourrir chaque scène si bien que le spectateur, comme les protagonistes, se sent pris au piège, oppressés par les rouages d’une intrigue malmenée par la nature qu’elle cherche à dénoncer. On n’échappe jamais à ses passions ni aux affres de ce qui fait que nous sommes des Hommes.
- Comme le feu, un film de Philippe Lesage, avec Noah Parker, Aurélia Arandi-Longpré et Arieh Worthalter, en salles le 31 juillet.
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