EX ANGELS

Il faut se méfier du prénom Vénus. Déesse de l’amour, oui, de la séduction, c’est aussi le nom d’une planète. Son proxénète, Milo, pensait qu’on pouvait lui faire du mal impunément. Vladimir est un « client important ». Il faudrait tout accepter. Mais on sait que les déesses n’obéissent qu’à elles-mêmes. Ce sont elles qui font la loi. 
Un texte puissant et viscéral de Lysa Lamorisse. 

Dans la salle de bain, cela fait trois semaines qu’il y a le sperme d’un inconnu derrière la porte. Sur un pantalon. En boule. Ce soir-là, j’avais mes règles. J’étais seins nus avec ce pantalon de costume et je me sentais forte. J’observais son visage, au départ si soucieux et dur, se dévoiler par la force du plaisir. Il irradiait. Je me suis laissée dévêtir en fermant la porte à double tour. J’étais anxieuse à l’idée qu’il observe ce qu’il se passait là, animal blessé à la fente béante. Il était imberbe, j’étais recouverte de poils. L’épaisseur d’un duvet comme sali par le temps et les répétitions de rencontres. Les noms, les dates, les descriptions. Une galaxie tentaculaire du bout de l’index (le vingt-et-unième siècle, en sorte). 

— Ça va, ça passe. Y a vraiment pire. 

Je venais de lui dire que j’étais monstrueuse. Il ne savait pas encore que sous mon duvet des écailles fleurissaient. Ma peau s’épaissit à des endroits de frottement. La corne de mes talons, la bordure de mes pieds, l’intérieur de mes cuisses, les flancs contre lesquels s’entrechoquent mes coudes. Toutes ces parcelles endurcies, ils ne les avaient pas encore touchées. Les motifs, des losanges en vergetures, s’étendaient et se réduisaient. J’observais ces craquements avec inquiétude. 

Il n’est pas venu les mains vides ce soir-là. Il a apporté des jonquilles. Je n’ai jamais compris la différence entre les jonquilles et les narcisses – apparemment une question de feuillage (élancé et fin pour les jonquilles, plat et large pour les narcisses). Je lui ai servi du thé. Il n’en voulait pas au départ. Et puis il a vu : je cueillais de la menthe sur le balcon avant d’y verser de l’eau chaude. Ça a dû le rassurer. Il m’a demandé une tasse. Il m’a dit que ma peau était couverte, si couverte. J’avais un col roulé. Dernièrement j’avais froid et chaud et chaud et froid. C’était impossible à appréhender, analyser, secourir. Je sentais les vapeurs de ma propre sueur, contre le coton, les gouttes ruisselaient dans mon dos. 

— J’ai peut-être une ménopause précoce. 

— Ne rigole pas avec ça, c’est possible. 

Il a glissé sa main dans mon dos qu’il a découvert liquide. Il a brusquement reniflé ses doigts ensuite. 

— Ça va, tu n’as pas une mauvaise odeur. 

Les pétales des jonquilles s’étaient recourbés. Il avait dû les cueillir dans un jardin, au bord de la route. Elles avaient pris le chaud. Il était venu à vélo, je crois. Peut-être qu’une jonquille peut devenir narcisse. Peut-être que je ne suis pas la seule qui ne tourne pas rond. Salie par le temps et les énumérations. 

Juste après avoir taché mon pantalon il m’a demandé si je m’étais déjà observée dans un miroir. Longuement. Plus de cinq minutes. Sans expressions. Juste soi. J’ai pensé que c’était déjà long cinq minutes. Il se regardait lui-même dans le miroir en prenant un air soucieux. Dès qu’il détournait les yeux de mon visage, j’avais le sentiment d’être un objet évanescent. De disparaître. Je n’existais que dans son regard. Il fallait soudainement que j’attrape quelque chose et que je compte jusqu’à huit. Des huit en séries. Comme lorsque j’avais très envie de faire pipi dans la rue, et qu’il fallait que je me retienne, alors je faisais mes lacets, les défaisaient, cherchais une épine dans ma chaussure. Je fermais les yeux et je comptais un deux trois quatre cinq six sept huit. Je reprenais jusqu’à ce que ça passe. Là maintenant, ça ne passait pas vraiment. J’ai ouvert mes poings. Mes mains étaient devenues bleues. 

Quand il est parti, j’ai observé sa moustache. Je portais un rouge à lèvre. Nos bouches bordées de barrières – puisque oui désormais nous ne dépassions plus nos frontières – nous nous sommes salués, joue contre joue, à distance respectueuse. From infinity and beyond. Je savais que je ne le reverrai jamais. 

Les jours qui ont suivi, j’étais terriblement sèche. Une soif inextinguible. Le bout de ma langue était solide, pétrifié. Sous les callosités de mon corps, outre les écailles j’y ai vu des plumes. Je n’osais plus toucher ma peau qui semblait partir en lambeaux à chaque contact. J’ai mis du cicatrisant, j’ai bandé ma chair, entièrement. Il était difficile de trouver le sommeil dans ces nuits agitées. Ma vue changeait, je voyais des ombres se dessiner sur les murs : des cercles. 

J’ai ouvert la porte de la salle de bain et j’ai observé mon reflet dans la pénombre. Mes yeux sont des fentes qui traversent mon visage. Je me souviens de mon nom. Ourobóros. Le serpent qui se mange la queue. 

J’existe enfin à mes yeux.


 © Wim Wenders / Argos Films


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