Parfois l’hyper-saturation des ondes et du débat politique loin de susciter l’engagement appelle plutôt la saturation et le trop plein. Dans un texte aussi drolatique que poétique qui emprunte des accents à Boris Vian, David Spector nous rappelle à ce proverbe : « Venise n’est pas seulement une ville de fantaisie et de liberté. C’est aussi une ville de joie et de plaisir ».
Quand je suis à Venise, Alberto se charge de tout et je m’arrange pour ne croiser personne. Ce que j’aime croiser, ce sont seulement les orchidées, dans la serre de mon palais. Mais pour ça, il faut sortir et marcher jusqu’au fleuriste du Campo San Polo. Je ne fais pas confiance à Alberto, qui est un garçon malin mais un peu fruste quand il faut choisir des orchidées : il serait capable de m’apporter une trichoglottis atropurpurea pour me suggérer de la croiser avec une cattleya, sans savoir, le pauvre, que les vandacées asiatiques sont trop éloignées génétiquement des épidendroïdes américaines. Mais soyons justes, il sait prendre soin d’elles, sinon je l’aurais renvoyé depuis longtemps. C’est ainsi qu’un soir de mai 2024, l’envie d’hybrider une cattleya elongata et une sophronitis wittigiana m’a forcé à côtoyer des touristes qui massacraient l’italien avec bonne volonté : la pasta è buena ou, pire quoique cocasse, un gelato alla figa. Je rase les murs et je marche vite mais parfois je n’arrive pas à éviter les gens.
Le lendemain, après une mauvaise nuit et de fort méchante humeur, j’ai retiré l’opercule de la sophronitis, prélevé ses pollinies que j’ai déposées dans la cavité stigmatique de la cattleya, fixé une étiquette pour indiquer le nom des parents et la date de l’hybridation, puis, toujours furieux, j’ai donné quelques instructions à Alberto et je suis monté dans le premier avion. Quitte à entendre des Parisiens commander des expresso, autant que ce soit dans leur habitat naturel plutôt qu’en Italie où ce crime compte double. De toute façon, ça ne risquait pas d’arriver à Paris : j’avais fait les hybridations un mois plus tôt, et pour le reste Halina s’occupe de tout. Je pourrais enfin rester enfermé chez moi avec les orchidées, ma viole de gambe et France Musique.
Je n’ai pas internet, je n’ai pas remplacé ni fait réparer mon lecteur de CD, alors j’écoute beaucoup France Musique. Mais je ne sais quel imbécile a décidé que, même sur France Musique, il devait y avoir des émissions d’information. En général je les écoute d’une oreille distraite, mais c’est devenu impossible à partir du 9 juin : sur France Musique, on s’est mis à parler de politique tout le temps. Moi, la politique, ça m’indiffère, tant qu’on ne touche pas à ma galette, ni à mes orchidées, ni à France Musique. Mais ce mois de juin 2024 ne ressemblait pas aux autres périodes électorales. Le 17, après une émission sur Paul Tortelier, j’ai entendu un homme de gauche, apparemment baryton-basse, dénoncer « une petite musique qu’on entend de plus en plus, selon laquelle le programme du Nouveau Front Populaire serait radical alors qu’en réalité il est social-démocrate ». Le lendemain, une mezzo-soprano centriste parlait de « la petite musique qui monte et qui voudrait faire de cette élection un face-à-face entre le RN et l’extrême-gauche, comme si aucune autre possibilité n’existait ». La petite musique était devenue une énorme fanfare assourdissante, tout le monde s’y mettait, et s’il arrivait que pendant une heure on échappe à la petite musique sur France Musique, c’était pour entendre que tout, absolument tout, la majorité présidentielle, la vie politique, la droite, la gauche, était « éparpillé façon puzzle ».
Ce qui m’a achevé, c’est de comprendre que même le RN en était. J’avais espéré que la ligne de transmission entre Proust et ce parti de ploucs serait assez longue pour me laisser encore quelques années de répit. Mais c’était compter sans les jeunes opportunistes ralliés au RN à la sortie de Sciences Po : eux aussi, ils raffolent de cette expression même si, comme les autres, ils ignorent son origine. J’ai compris ma douleur un dimanche, après la Tribune des critiques de disques, quand un député sortant a évoqué d’une voix de ténor « la petite musique qui voudrait nous faire croire que l’Europe et le Conseil constitutionnel nous empêcheront d’appliquer notre programme de rupture. »
Je n’en pouvais plus. Ras-le-bol, comme on disait sur France Musique (comme on disait que les vrais gens disaient au moment de déposer leur bulletin dans l’urne) ! J’ai pris un billet d’avion et je suis reparti pour Venise. No pasarán !
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